13.7.08

Bronislaw Geremek, la mort d'un grand européen

Pierre Rousselin
Le Figaro du 13/07/2008

A la fois homme d'esprit et d'action, érudit et engagé, le Polonais Bronislaw Geremek a traversé son époque aux avant-postes du combat pour les libertés.
A la fois homme d'esprit et d'action, érudit et engagé, le Polonais Bronislaw Geremek a traversé son époque aux avant-postes du combat pour les libertés.


Crédit photo : AFP

L'intellectuel et eurodéputé polonais Bronislaw Geremek, figure du syndicat anticommuniste Solidarnosc dans les années 1980, a trouvé la mort dimanche dans un accident de voiture en Pologne. Historien de formation, ancien conseiller de Lech Walesa, ancien ministre des Affaires étrangères, il était âgé de 76 ans. Francophone et francophile, il a contribué par son action à faire tomber le rideau de fer et à réunifier l'Europe.

Il était extraordinairement brillant et, en même temps, très simple. Capable d'écouter avec chaleur et patience n'importe qui lui parler de ce qu'il connaissait mieux que personne. Et tellement compétent qu'il rendait accessibles à tous les méandres les plus complexes de l'histoire et de la politique.

Les yeux bleus pétillants, la voix caverneuse, la pipe entre les dents, la veste en tweed, Bronislaw Geremek était un habitué des conférences, des colloques et des émissions télévisées. On se le disputait parce qu'il était l'intellectuel européen par excellence, un grand humaniste, un de ces personnages hors du commun qui, depuis Montesquieu, jalonnent l'histoire de notre continent.

À la fois homme d'esprit et homme d'action, érudit et engagé, il a traversé son époque aux avant-postes du combat pour les libertés, d'abord en héros de l'épopée de Solidarnosc en Pologne, puis en bâtisseur de notre nouvelle Europe.

Né le 6 mars 1932, l'enfant grandit dans le ghetto de Varsovie. Fils de rabbin, il parvient à s'échapper en 1943 avec sa mère, tandis que son père meurt à Auschwitz. De retour à Varsovie, il étudie l'histoire et se spécialise dans celle du Moyen Âge, moins soumise au dogmatisme marxiste.

Plusieurs fois, des bourses du gouvernement français lui permettent de se rendre à Paris, où il devient parfaitement francophone et durablement francophile. L'historien se passionne pour les travaux de l'école des Annales, côtoie Fernand Braudel, Jacques Le Goff et Georges Duby, et devient l'un des spécialistes mondiaux de l'exclusion et de la marginalité dans la France médiévale.

En 1950, il adhère au Parti communiste polonais (Poup). Il le quittera dix-huit ans plus tard, après une purge antisémite conduite par les dirigeants du Parti, en mars 1968, et après l'écrasement, en août, du Printemps de Prague par l'Armée rouge, à laquelle est intégrée un détachement polonais. Il se rapproche alors des mouvements de défense des ouvriers.

En août 1980, le professeur Geremek arrive à Gdansk en compagnie d'un autre intellectuel éminent, Tadeusz Mazowiecki, afin de sceller l'alliance entre l'opposition universitaire et le monde ouvrier. C'est la grande grève des chantiers navals. Les deux hommes vont se retrouver aux côtés du petit électricien Lech Walesa, propulsé à la tête de Solidarnosc. Ils seront ses principaux conseillers politiques.

Bronislaw Geremek subit à partir ce moment-là les tracasseries de la police secrète. En 1983, il fait deux mois de prison préventive. Il est chassé de son université et accusé d'espionnage au profit des États-Unis, puis d'appartenance à une organisation illégale, Solidarnosc. Le syndicat se méfie de lui : la fronde anti-intellectuels l'empêche d'être élu membre à part entière de la direction.

Cet ostracisme ne l'empêche pas de jouer, dans l'ombre, un rôle de premier plan. Pendant les seize mois de l'existence du syndicat, il exerce une influence modératrice. Malgré cela, il est honni par le régime, qui voit en lui l'image même de l'intellectuel militant anticommuniste à la solde des États-Unis.

Après le coup de force du 13 décembre 1981 et la déclaration de l'état de guerre par le général Jaruzelski, Geremek est placé en camp d'internement. Simultanément, il fait l'objet d'attaques particulièrement odieuses de la part de Radio Varsovie. Il est présenté comme un «juif chauviniste» ayant des liens avec la «franc-maçonnerie internationale» et dépeint sous les traits d'un imposteur à l'apparence savante mais qui ne serait qu'un «spécialiste des sujets scabreux comme la prostitution» au Moyen Âge .

Interné pendant un an, puis de nouveau emprisonné pendant trois mois en 1983, il est démis pour « antisoviétisme» de son poste d'enseignant à l'Institut d'histoire de l'Académie des sciences de Varsovie.

En 1989, lors de négociation de la Table ronde entre le gouvernement et Solidarnosc, il est l'un des principaux médiateurs. Sa connaissance du Parti, qu'il a fréquenté de l'intérieur pendant dix-huit ans, lui est précieuse pour piloter un processus sans précédent aux conséquences historiques considérables.

Menées sous la menace d'une intervention de Moscou, les discussions finissent en effet par aboutir à la chute du régime communiste polonais, entraînant l'ensemble des satellites de l'Union soviétique dans un engrenage qui a pris de court les dirigeants de Solidarnosc, comme d'ailleurs la plupart des observateurs européens.

Lors des premières élections «semi-démocratiques» de juin 1989, Bronislaw Geremek entre à la Diète. Il préside le groupe parlementaire de Solidarité, la commission de réforme de la Constitution et la commission des Affaires étrangères du Parlement. Commence alors une carrière de parlementaire qu'il poursuivra, à partir de 2004 et jusqu'à sa mort, à Strasbourg et à Bruxelles.

La Pologne est entrée, cette année-là, dans l'Union européenne. Bronislaw Geremek a été l'un des grands architectes de cet ancrage européen de son pays puisqu'il a été ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2000 et qu'il a notamment eu à négocier l'adhésion de la Pologne à l'Otan.

Avec l'humour d'un vieux sage, il maniait la dérision pour relativiser les difficultés de la construction européenne : «Lorsque j'étudie une directive européenne, disait-il, je mets une cantate de Bach, et c'est déjà beaucoup mieux.»

Apôtre de la réconciliation germano-polonaise, partisan d'une entente avec la Russie, européen convaincu, Bronislaw Geremek était avant tout un patriote polonais, acteur majeur du combat de son pays pour la liberté.

La nécessité d'une Europe politique était pour lui tellement évidente que la crise institutionnelle ouverte par l'échec de la Constitution lui inspirait cette réflexion : «Après avoir fait l'Europe, nous devons faire maintenant les Européens. Sinon, nous risquons de la perdre» (1).

(1) «L'Europe en crise». Préface de l'ouvrage «Visions d'Europe», paru chez Odile Jacob en septembre 2007.

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