Après la « révolution de la rose » en Géorgie (fin 2003) et « la révolution orange » en Ukraine (fin 2004), une « révolution des tulipes » est maintenant en cours dans un nouveau pays de l’ex-URSS, estimait lundi la presse russe, très attentive aux événements en cours dans l’ancien pré-carré de la Russie. Depuis un mois, le Liban est en proie à une mobilisation sans précédent de sa jeunesse. Le monde semble craquer de partout sous l’effet d’un tsunami démocratique, dont la tectonique répondrait à une faille du développement ouverte, ou plutôt révélée, par le 11 septembre 2001.
Le 13 octobre dernier, lors d’une communication devant le Council on Foreign Relations de New York, un journaliste du Washington Post, Sebastian Mallaby, auteur du livre « The World’s Banker », comparait cette époque à celle qui avait suivi la Seconde Guerre mondiale, avec la Conférence de Bretton Woods qui ne pensait en termes de développement qu’à la crise économique, conjuguant forts taux de chômage et hyper-inflation qui conduisit l’Europe au fascisme et à la guerre, puis dans les années soixante, avec la politique de l’Association internationale de développement, lancée par la Banque mondiale afin d’éviter, comme Cuba, que des pays en développement tombe dans l’escarcelle communiste. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, à la lumière du Soudan, de l’Afghanistan hébergeant al Qaida, du conflit des diamants en Afrique de l’ouest, la demande pour une autre politique semblait se faire jour.
L’antiaméricanisme de l’affaire irakienne a peut-être caché ce besoin, à moins que les courants de mobilisation issus de la mondialisation l’aient révélé. Le soutien du président américain George W. Bush au « combat pour la liberté », affirmé dans son discours sur l’état de l’Union en janvier dernier, n’a fait que renforcer ce déterminisme populaire, à la lumière de la réussite ukrainienne. L’action de l’organisation gouvernementale humanitaire américaine US Aid n’est pas non plus innocente. Pour 2005, le montant de son aide prévue pour l’Eurasie est de cinq cent cinquante millions de dollars et celui pour les Républiques d’Asie centrale et l’Azerbaïdjan atteint cent soixante-huit millions. Il prévoit le maintien du financement de programmes portant sur la démocratisation, l’atténuation des conflits, l’aide humanitaire, la croissance économique et la santé.
La plus grosse imprimerie de presse du Kirghizistan a ainsi été équipée de rotatives neuves. Des autocollants le rappellent à qui voudrait saisir ce matériel. Mais ils signalent aussi comment les Etats-Unis ont massivement investi, ces dernières années, dans ce très pauvre petit pays montagneux de l’ex-empire soviétique, enclavé entre la Chine et le Kazakhstan. Tout comme ils avaient soutenu et encouragé les révolutions pacifiques de Géorgie en 2003, d’Ukraine en 2004 et du Liban en février dernier, les Etats-Unis ont beaucoup donné, ces dernières années, pour le « développement de la démocratie » au Kirghizistan.
Rien que pour ces élections législatives aujourd’hui contestées par la foule, l’agence américaine de développement aurait investi au moins deux millions de dollars. Une somme considérable dans un pays où le salaire moyen est d’environ 30 dollars, mais qui n’est rien encore par rapport au travail de fond effectué depuis l’indépendance de ce pays, en 1991. Ces treize dernières années, sept cent cinquante millions de dollars d’aide américaine ont été versés au Kirghizistan, reconnaissait récemment l’ambassadeur américain à Bichkek, Stephen Young, promettant « considérablement plus d’aide encore si le pays faisait un pas de plus en avant vers la démocratie ».
Après le 11 septembre 2001, les Etats-Unis se sont ainsi acheté une base militaire au Kirghizistan, qui leur permet de desservir l’Afghanistan. Mais le président Askar Akaïev a aussi permis l’ouverture d’une base russe et prend un malin plaisir à faire monter les enchères entre Moscou, Washington et Pékin. En Géorgie et en Ukraine, les anciens présidents Edouard Chevardnadze et Leonid Koutchma avaient, de même, longtemps louvoyé entre Moscou et Washington. Au Kirghizistan, l’enjeu est d’autant plus intéressant pour Washington que le pays est en majorité musulman : une « révolution démocratique » y serait un bel exemple de ralliement au camp pro-américain d’un pays musulman.
Pour ce faire, toutes les techniques déjà éprouvées en Géorgie et en Ukraine sont à l’oeuvre au Kirghizistan : via les mêmes organisations (National Democratic Institute, International Republican Institute, Ifes, Eurasia Foundation, Internews…), au moins cent soixante-dix organisations non gouvernementales (ONG) locales chargées du développement ou de la promotion de la démocratie ont été créées ou sponsorisées. Une « coalition » de ces ONG a été formée, dispatchant dans tout le pays deux mille observateurs chargés de surveiller les élections. Plusieurs dizaines de leaders de l’opposition ont été invités à des voyages ou séminaires de formation aux Etats-Unis ces dernières années. Quant à l’imprimerie ouverte grâce aux fonds américains en 2002, elle permet aujourd’hui d’imprimer une soixantaine de titres, dont plusieurs journaux d’opposition très virulents. Elle dérange suffisamment le pouvoir pour que celui-ci ait jugé nécessaire de lui couper l’électricité : depuis le 22 février au matin, l’imprimerie ne fonctionne plus que grâce à deux groupes électrogènes, fournis en hâte par…l’ambassade américaine.
Tous ces investissements américains dans la «démocratie» kirghize ne garantissent pas que le scénario géorgien ou ukrainien se répétera à Bichkek, comme on peut déjà le constater à Beyrouth : l’essentiel dépendra de la mobilisation de la population. La capacité d’exportation de la démocratie américaine va être à nouveau à rude épreuve dans ce petit pays que beaucoup d’Américains auraient sans doute du mal à localiser sur une carte.
22.3.05
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