Diplomatiques
Par Jacques AMALRIC
Libération, jeudi 07 avril 2005
Rarement le terme de révolution aura été aussi galvaudé que dans le cas kirghiz. Il y a cependant un précédent. C'est celui de l'effondrement de la Roumanie des Ceausescu, en 1989, qui permit au régime (et à ses serviteurs-profiteurs) de continuer sous une forme à peine plus présentable après avoir offert au peuple et à un Occident décidément trop crédule l'exécution en catimini de l'ex-couple présidentiel. L'imposture, même émaillée d'une velléité démocratique entre 1996 et 2000, allait durer une bonne quinzaine d'années, sous la houlette d'Ion Iliescu, un ancien apparatchik communiste n'ayant renié le credo du centralisme démocratique que pour mieux en perpétuer les méthodes et ériger la corruption en forme de gouvernement. Encore aujourd'hui, il est difficile de dire si ce système roumain a vraiment pris fin avec la dernière élection présidentielle remportée fin 2004 par Traian Basescu, l'ancien maire de Bucarest, aux accents par trop populistes. D'où d'ailleurs les mises en garde régulières de Bruxelles en direction d'une Roumanie qui tarde à se réformer et qui compromet ainsi son entrée dans l'Union, prévue théoriquement pour 2007.
Le scénario qui s'est déroulé au Kirghizistan fin mars a tout du coup de force même s'il a été indéniablement rendu possible par le financement de l'opposition kirghize par plusieurs fondations américaines, aussi bien gouvernementales que privées. Significativement, le mouvement a pris naissance dans le sud de ce pays de cinq millions d'habitants, une région encore plus pauvre que le Nord, par où transite une bonne part de la drogue afghane, travaillée depuis des lustres par l'antirussisme et l'islamisme et qui comprend une importante minorité ouzbèke, Staline ayant toujours pris soin, pour mieux régner, de diviser les peuples d'Asie centrale. Ce n'est que progressivement (et assez artificiellement) que les manifestations organisées contre les fraudes électorales éhontées ayant marqué les deux tours des élections législatives ont gagné Bichkek. En deux jours, après quelques morts et le pillage de la plupart des magasins de la capitale par plusieurs milliers de manifestants venus du Sud, l'affaire a été entendue : le président Askar Akaïev, au pouvoir depuis la fin de l'Union soviétique, se réfugiait à Moscou pour laisser la place à trois de ses anciens collaborateurs dont les biographies méritent un arrêt sur image : – Kourmanbek Bakiev, 55 ans, ancien directeur d'usine, originaire du Sud, nommé président et Premier ministre par intérim, n'est connu comme opposant que depuis trois ans. Jusqu'à cette «conversion», il occupait les fonctions de Premier ministre auprès d'Askar Akaïev. Il fut «sacrifié» par ce dernier en 2002, à la suite de la répression sanglante d'une manifestation ; - Roza Otounbaïeva, présentée comme l'égérie de la liberté et nommée par Bakiev ministre des Affaires étrangères, a déjà occupé ces fonctions à deux reprises au service d'Askar Akaïev. Du temps de l'URSS, elle présidait le département de matérialisme dialectique de l'université d'Etat. Sujet de sa thèse : «Critique de la falsification de la dialectique marxiste-léniniste par l'Ecole de Francfort» ;
– Felix Koulov, originaire du Nord, emprisonné depuis 2001 pour d'obscures raisons, libéré (en excellente santé) lors des dernières manifestations et propulsé à la tête du ministère de l'Intérieur, avait longtemps dirigé les services secrets du pays. Avant l'indépendance kirghize, il émargeait au KGB et était ministre adjoint de l'Intérieur. Homme à poigne, il est responsable de la mort de plusieurs dizaines de manifestants dans les années 80. Quelques jours après avoir été chargé de la sécurité par le nouveau régime, il a démissionné pour, dit-on, pouvoir se présenter contre Kourmanbek Bakiev à l'élection présidentielle prévue pour le 26 juin prochain. Les états de service des nouveaux dirigeants kirghiz expliquent sans doute leur première décision d'importance : après réflexion et malgré quelques protestations, ils ont fini par reconnaître la légitimité du nouveau Parlement, dont ils avaient contesté l'élection dans la rue. Comme si, confiants dans le nouveau rapport de force, ils étaient sûrs de la fidélité de parlementaires (parmi lesquels la fille et le fils d'Askar Akaïev) dénoncés hier comme les obligés du président renversé... Ces mêmes états de service sont aussi, à n'en point douter, à l'origine de la compréhension manifestée par Vladimir Poutine à l'égard du nouveau régime. Pas question cette fois-ci de fustiger «des ingérences étrangères inadmissibles» comme cela avait été le cas pour la Géorgie en novembre 2003, et pour l'Ukraine, à la fin de l'année 2004. Bien au contraire, Moscou semble avoir favorisé la démission, en bonne et due forme et moyennant l'impunité, d'Askar Akaïev tandis qu'à Bichkek les nouveaux responsables multipliaient les déclarations de bonne volonté à l'égard d'une Russie présente militairement (comme les Etats-Unis, avec leur base «antiterroriste») mais aussi économiquement : le clan Akaïev, grand perdant, avait toujours pris soin d'associer des intérêts russes à sa mainmise sur l'économie kirghize.
6.4.05
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