23.5.05

La Constitution suscite intérêt et méfiance à Washington

Bush se dit «fasciné» par le projet, mais le concept d'«Europe puissance» inquiète la Maison-Blanche

Washington : de notre correspondant Philippe Gélie
[Le Figaro, 23 mai 2005]


Lorsque Michel Barnier a déjeuné avec Condoleezza Rice à Washington, le 2 mai dernier, elle l'a interrogé dès le hors-d'oeuvre sur la Constitution européenne et «au dessert, ils y étaient encore», raconte un participant français. Un convive américain refuse pourtant de confirmer : verrait-on, côté européen, une marque d'intérêt là où l'on craint, côté américain, un aveu d'ignorance ?
L'Europe vue des Etats-Unis est un agglomérat indéfini d'Etats «vieux» et «nouveaux» dont on parle peu dans les médias. Dans cette nation dont 75% des citoyens sont d'origine européenne, la majorité de l'opinion publique ne fait pas plus la différence entre le Portugal et la Lettonie que les Européens entre l'Idaho et le Dakota du Nord. Seule une petite élite connaît l'Europe.
George W. Bush a été amené à se pencher sur la question. Dans une interview au Figaro, fin février, il se déclarait «fasciné depuis toujours par l'intégration politique (de l'Europe), fasciné de voir comment la culture britannique et la culture française et la souveraineté des nations (...) peuvent s'intégrer dans un tout plus grand». Dans la foulée, il a rendu visite à la Commission européenne à Bruxelles, un geste de reconnaissance politique sans précédent.
Début mai, le Congrès a créé le premier groupe d'amitié bipartisan (caucus) euro-américain.
«L'Union européenne est un processus de paix dont les Etats-Unis peuvent fièrement revendiquer la paternité», a fait valoir le représentant de l'UE à Washington, John Bruton. Au même moment, Condi Rice réaffirmait au ministre français des Affaires étrangères que les Etats-Unis «soutiennent depuis le début l'intégration européenne» et «restent en faveur du projet européen». Les termes sont vagues à dessein. Washington se demande surtout où l'aventure communautaire va mener.
L'attitude de l'Administration est déterminée par deux enjeux principaux : le projet européen peut-il faire de l'ombre à la puissance américaine et nuire à l'Otan ? Dans une capitale rétive au concept de «monde multipolaire», la politique étrangère commune est perçue comme une manifestation «hostile à la vision américaine du monde» et la défense européenne comme une machine de guerre contre l'Alliance atlantique. La France, en particulier, est accusée de nourrir ce projet d'une «Europe puissance», rivale des Etats-Unis plutôt que partenaire.
De quelque bord qu'ils soient, les «think tanks» voient l'Europe comme le négatif des Etats-Unis. Le néoconservateur Robert Kagan assimile le Vieux Continent pacifiste à «Vénus» et l'Amérique militariste à «Mars». George Weigel, du Centre d'éthique et de politique de Washington, affirme que l'Europe laïque «se meurt» d'un dépeuplement provoqué par une «crise morale de civilisation.» Dans la revue Foreign Affairs, Jeffrey Cimbalo, un avocat républicain, appelle à «sauver l'Otan de l'Europe», estimant que la Constitution européenne représente «le plus grand défi à l'influence américaine depuis la Seconde Guerre mondiale».
En face, Jeremy Rifkin, auteur d'un livre à contre-courant (Le Rêve européen), célèbre une Europe qui préférerait «les relations communautaires à l'autonomie individuelle, la diversité culturelle à l'assimilation, la qualité de la vie à l'accumulation de la richesse, le développement durable à la croissance effrénée, les droits de l'homme et de la nature au droit de propriété, la coopération à l'exercice unilatéral du pouvoir».
Perdus dans leurs supputations, les Américains ne semblent pas tirer de leçon politique du seul domaine où l'Europe fait déjà jeu égal : le commerce. Mille milliards de dollars d'échanges annuels dans les deux sens, des disputes qui défraient la chronique mais qui sont réglées entre adultes : subventions à l'agriculture ou à l'aéronautique, tarifs douaniers sur l'acier, OGM, etc. A Bruxelles, l'Administration américaine dispose d'un interlocuteur unique, pas toujours commode mais joignable. Et elle ne s'en plaint pas.
Si le haut représentant de la diplomatie commune, Javier Solana, gagne en autorité en devenant ministre européen des Affaires étrangères, si un président européen est en mesure de discuter avec le locataire de la Maison-Blanche, les Américains jugeront la nouvelle Europe sur pièces. «Quand je vous vois, disait récemment à Javier Solana Zbigniew Brzezinski, l'ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter, je me sens rassuré à propos de l'Europe. Mais je ne vous vois pas tellement souvent.»

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