Lors du sommet de Madrid, Jacques Chirac, José Luis Rodriguez Zapatero et Gerhard Schröder ont indiqué appuyer les demandes d'adhésion à l'UE de pays comme la Roumanie et la Bulgarie. Concernant la Turquie, ils lui ont demandé d'« intensifier » ses « efforts substantiels » dans la mise en œuvre des réformes. Ils ont souligné attendre le rapport de la Commission européenne sur la Turquie le 6 octobre, qui servira « de base à la décision du Conseil européen de décembre sur une éventuelle ouverture des négociations d'adhésion ». Cinq jours plus tôt, Frits Bolkestein, commissaire au marché intérieur, avait déclaré : « Quiconque autorise la Turquie à adhérer devra également accepter l'Ukraine et la Biélorussie (…). Ces pays sont plus européens que la Turquie ». Evoquant une « pression migratoire », M. Bolkestein a cité l'historien américain Bernard Lewis, spécialiste de l'islam, pour qui l'Europe sera majoritairement musulmane d'ici à la fin du XXIe siècle. « Si cela devait arriver, la libération de Vienne, en 1683, n'aura servi à rien », a estimé M. Bolkestein, en référence à la défense de la ville par les forces polonaises, allemandes et autrichiennes face aux Ottomans.
En contrepoint de ces déclarations vient évidemment la visite du commissaire à l'élargissement, Günter Verheugen en Turquie. Des désaccords persistent et Ankara doit accélérer les changements. « Voter des lois au Parlement est une chose : il faut aussi les mettre en œuvre », répète-t-il, devant les dizaines de micros qui l'attendent partout là où il passe. « Il s'agit de mettre en avant les sujets où nous avons du mal à obtenir des informations, pour bien montrer que nous y attachons de l'importance », dit l'un de ses collaborateurs. Pour sa première visite à Diyarbakir, fief de la minorité kurde, le commissaire s'est inquiété du sort du Sud-Est anatolien. Il suit de près l'adoption en cours d'un nouveau code pénal, faisant savoir que la création d'un délit d'adultère avec une peine d'emprisonnement serait un "pas en arrière",susceptible de brouiller sérieusement la perception des changements en cours en Turquie. Dans le même ordre d'idée, l'Union européenne s'inquiète du harcèlement dont souffrent avocats, défenseurs des droits de l'homme et journalistes de la part de certains procureurs peu au fait des lois les plus récentes. Enfin, il a attiré l'attention sur les conditions d'existence des communautés non musulmanes. Difficultés à créer des fondations, droits de propriété, formation du clergé : les diplomates européens considèrent que la liberté religieuse est fragile. Le chef des Grecs orthodoxes revendique la réouverture d'un séminaire fermé en 1971, en pleine crise entre la Turquie et la Grèce à propos de Chypre. Tandis que l'Union fait pression sur Ankara pour reconnaître Chypre, la renaissance du séminaire aurait valeur de symbole. Mais cette perspective mobilise les milieux ultranationalistes qui, quelques jours avant le passage de M. Verheugen, ont manifesté leur opposition au projet.
Par petites touches, les chefs de la diplomatie européenne sont peut-être en train de mettre au point le règlement du problème que pose la candidature turque à l’Union. La solution, contre toute attente, pourrait venir de Chypre. En refusant massivement la réunification de l’île, les Chypriotes grecs ont réagi comme l’auraient sans doute fait les Allemands de l’ouest, s’il n’y avait eu la volonté intégratrice de Helmut Kohl : par peur d’en supporter les conséquences économiques. Aussi, lorsque Bruxelles débloque 259 millions d’euros en faveur de la partie nord de l’île, lorsque les ministres de Affaires étrangères de Quinze demandent à la Commission, gardienne des traités, de faciliter son « intégration économique », l’opinion publique assiste à la mise au point d’un nouvel instrument, peut-être vraiment le seul, de la politique extérieure de l’Union. Ce « plan B » pourrait ainsi s’appliquer à la Turquie, promu enjeu électoral en France, mais également à tout ce limes sud de l’Union, le Bassin méditerranéen, que les conséquences de l’élargissement à l’est semble reléguer au second plan pour les vingt prochaines années.
De façon inattendue, les chefs de la diplomatie européenne reconnaissent explicitement une des raisons majeures d’adhésion des nouveaux pays depuis la chute du Mur de Berlin, l’accès à la richesse européenne, ou du moins à l’opulence que caractérise nos sociétés. Cette illusion, puisqu’il ne s’agit bien évidemment pas d’autre chose, comme en témoigne chaque jour l’ostalgie des anciens Allemands de l’est, est largement partagée en dehors du cadre européen, débordant largement ses frontières est et sud. Elle est un des moteurs de la rancœur d’une large partie du monde à l’égard des pôles de la Triade, les Etats-Unis bien sûr, mais aussi l’Union européenne et le Japon.
Le sauvetage économique de la partie turque de Chypre, sur des fonds européens, mais sans la reconnaissance politique d’appartenance que les accompagne traditionnellement, pourrait s’avérer être un instrument de choix d’action extérieure européenne. Déjà appliqué dans un objectif moins « politique » avec Israël et l’Autorité palestinienne depuis plus d’une décennie, cette nouvelle « clause de la nation la plus favorisée » permettrait, à l’égard de la Turquie, d’apparaître comme un nouveau « jugement de Salomon ». En effet, en appliquant le même sort à la partie nord de Chypre, préalable immanquable, à terme, à la réunification, et à son seul soutien international, l’Union fermerait définitivement ce lancinant débat autour de l’européanité, ou non, de la Turquie.
C’en sera fini de ces artifices, de cette hypocrisie, dont parlait, au lendemain du sommet de Copenhague, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine. Aujourd’hui, la Turquie apporte la confirmation de ce que la géographie et l’histoire ne cessent de nous révéler : son destin n’est pas en Europe.
L’alliée principale des Etats-Unis
Les islamistes arrivés au pouvoir par les urnes le rappellent brillamment depuis quelques semaines. Les « démocrates » européens ont pu laisser augurer un endiguement rapide, guerre américaine contre le terrorisme oblige. Mais les Américains ont une longue tradition d’entente avec les islamistes de tout bord. Avec, parfois, les risques que cela comporte… Il en va de même avec les Turcs. Dans la préparation de leurs opérations contre l’Irak, ils avaient besoin d’eux. Par ailleurs, ainsi que l’ont clamé les médias européens, l’armée turque reste le seul vrai garant de la démocratie. Ce critère ne doit pas être, comme l’ont suggéré certains, discriminant pour l’entrée de la Turquie dans l’Union. Pas plus que les manifestations d’une rue hostile à la guerre contre Saddam Hussein ne doivent faire croire à une communauté politique entre les deux rives du Bosphore.
Le choix multiséculaire turc de l’Europe, en terme d’influence culturelle et d’alliances politiques, s’est trouvé flatté par l’œuvre d’endiguement du communisme. Les sirènes de Washington, et on voit combien l’insistance du président George W. Bush a encore été décisive dans la position de l’Union à Copenhague, ont réussi à lui faire croire qu’elle avait une place en Europe. Et la Turquie intégra l’OTAN, puis le Conseil de l’Europe. La grande illusion était encore encouragée par l’imprécision du projet européen. Cette logique pouvait sembler légitime à l’époque de la Guerre froide.
Depuis 1989, l’Europe a changé. L’ancienne Communauté Economique s’est muée en Union, l’Euro a remplacé les anciennes monnaies nationales. Mais, à par cela, l’esprit européen n’a pas évolué. Ni auprès des populations, ni dans son projet. Les frontières de l’Europe ne sont pas plus définies aujourd’hui qu’hier. La question turque devrait pourtant l’amener à clarifier cette situation. Comme elle devrait l’amener à définir sa politique extérieure à destination de la Méditerranée. Mais la décision de Copenhague ne semble pas bien augurer de l’avenir.
Depuis 1989, le rôle de la Turquie a également évolué. La guerre de Bosnie, les violences bulgares en ont été les prémisses. La décision de Luxembourg, rejetant la candidature turque à l’Union, de décembre 1999 en a été l’accélérateur. La Turquie s’est ouverte à son espace naturel, à cette communauté turcophone, véritable Touran, au sens où elle réunit tous les individus parlant le turc, du Caucase à l’Asie centrale. Ankara apparaît comme un modèle politique, économique et culturel pour ces nouvelles républiques. Elles ont en commun la langue, l’histoire, un destin. Elles incarnent une aire civilisationnelle, comme définie par Samuel Huntington dans son livre contesté. La Turquie a également normalisé ses relations avec ses voisins arabes, malgré les complications inhérentes au projet hydraulique Atatürk (GAP) en Anatolie. Elle s’est enfin entendue avec Israël, l’alliée principale des Etats-Unis au Proche-Orient.
La position américaine en sort renforcée. La Turquie représente bien le flanc sud, mais non de l’Europe, plutôt du système de défense de l’Occident. Il a fallu que le pro-américain Giscard d’Estaing déclenche une polémique sur l’intégration turque, pour que George Bush saisisse l’opportunité qui lui était offerte. La Turquie refusait jusqu’alors de participer à sa promenade militaire en Irak. Aujourd’hui, l’armée turque stationne à la frontière irakienne et ouvre ses bases à l’armée américaine. Bien sûr, les autorités refusent toujours que des opérations soient menées depuis son territoire. Mais elles viennent de permettre l’ouverture d’un corridor logistique à un Secrétaire d’Etat américain qui réservait à la Turquie son premier voyage diplomatique depuis le déclenchement des hostilités contre l’Irak.
Seule la question kurde est de loin la plus lourde d’enseignements. Non du point de vue des droits de l’Homme, comme l’entendent la Cour et le Parlement de Strasbourg. Lorsque la troupe turque se masse à la frontière irakienne, lorsque les politiques d’Ankara estiment qu’il sera plus facile d’agir — humanitairement s’entend — sur une bande de vingt kilomètres à l’intérieur de ces frontières, on renoue avec le temps long de l’histoire turque. Et ce temps n’est pas européen. Mais bel et bien oriental. C’est vers l’Est que se trouve le destin de la partie d’Osman Ier Gazi…
Une partenaire de l’Europe
Toutefois, si le destin de la Turquie semble ne pas devoir se jouer en Europe, mais plutôt en Orient, il ne peut être question que l’Union européenne se prive de son partenariat stratégique. Au risque de voir les milliards de Washington remplacer toute autre politique. Certes, l’Union a également des milliards à opposer à Ankara. Mais ce n’est pas en jouant avec les aides dites de préadhésion, conditionnées actuellement à l’attitude des troupes turques au nord de l’Irak, qu’elle pourra mener à bien une politique digne de ce nom.
En effet, le cas turc est d’une autre nature que son positionnement, ou celui de l’Europe, face aux Etats-Unis. La Turquie pose évidemment un problème éminemment politique. Elle renvoie l’Union à sa définition originelle, dont la première réalité internationale n’est autre que celle de ses frontières, ainsi que l’ont proclamé, en leur temps, les tenants de l’Acte unique. Aujourd’hui, tel un bateau ivre, on assiste à un emballement intégrationniste. L’Europe s’apprête à avaler dix pays de l’ancienne Europe de l’Est. Comme pour signifier encore une fois, après leur adhésion à l’OTAN, la fin de la guerre froide. Les propos de Valéry Giscard d’Estaing, président de la Convention européenne, prennent alors une autre tournure que la simple pique. Persuadé de la nécessité son rôle, il ne fait que remplir sa mission en appelant l’attention des dirigeants européens sur les frontières qu’ils entendent donner à l’Union, et à cet équilibre interne introuvable malgré les promesses du sommet de Nice, après les errements de la Conférence intergouvernementale. L’Europe deviendra-t-elle un Etat ou ne restera-t-elle indéfiniment qu’une vaste zone de libre-échange, où le consommateur aurait le pas sur le citoyen, le marché sur la démocratie ?
L’ouverture à l’Est semblait devoir détourner l’Europe de son Sud. Les événements mondiaux depuis le 11 septembre 2001, ceux consécutifs à la guerre américaine contre l’Irak lui rappellent inlassablement que la Méditerranée, l’Islam, la pauvreté, mais aussi une certaine habitude de vie restent ses voisins. La géographie commande plus pertinemment cette réalité que celle de l’appartenance, ou non, de la Turquie au continent européen. Cette gestion de son flanc sud, baptisée prestement Euromed à Barcelone, l’Union ne pourra vraiment la penser sans Ankara. L’histoire, la géographie, et même le réveil auquel le monde assiste de cette république du Bosphore plaide plutôt pour cette alliance régionale, que pour une intégration. Son partenariat stratégique avec Israël, son entente avec Syrie sont autant de preuves du retour turc dans cette région.
La patrie de Mustafa Kemal pourrait apparaître comme le laboratoire de la politique méditerranéenne de l’Union. Elle pourrait être un modèle pour les pays du Maghreb, dont les volontés intégrationnistes sont aussi fortes, voire même plus que sur les bords de la mer Noire. Mais encore faudrait-il la penser et penser la Tunisie, le Maroc autrement que comme de juteux paradis pour industriels en mal de délocalisation. Mais, pour établir une telle relation dans la réalité, pour ne décevoir personne en Turquie et chez les autres partenaires du flanc Sud, il serait bon que l’Europe se comportât en adulte. Et cesse de n’apparaître que comme une bonne affaire économique, gage d’un développement facile pour des pays laissés au-delà de ces apparentes frontières de la richesse. La route est encore longue après l’aventure irakienne. Elle impose un retour à la politique. Ou au moins un passage au politique…
14.9.04
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