Les forces profondes à l’action en Irak ne sont pas sans rappeler une logique romaine de géopolitique. Comme si le « Delenda Bagdado » de George W. Bush au début de son mandat, relayant les prophéties décennales des néo-conservateurs, avait eu pour résultat de donner une actualité nouvelle au « Limes ». Cette théorie n’est pas nouvelle. L’humanitaire Jean-Christophe Ruffin l’avait très bien analysé dans « L’Empire et les nouveaux barbares » (Paris, Jean-Claude Lattès, 1991, nouvelle édition 2001). Il avait montré comment le rapport du Nord, cet Occident trinitaire tout puissant (Amérique du nord, Europe de l’ouest et Japon), au Sud s’était mué en un ensemble géopolitique nouveau. La multipolarité succédant à la bipolarité n’était pas une nouveauté en soi ; la troisième voie tiers-mondiste, de Bandung ou de l’OPEP, avait été une lancinante tentation depuis 1955. Son ordonnancement en fonction d’un « Limes » l’était.
Naguère, Rome avait ordonné son monde selon trois zones, en relation avec son pouvoir d’attraction. « La première, en contact avec le Limes, est une région de commerce, de stabilité, de connaissance mutuelle. Une seconde, plus à distance, n’est plus directement contrôlée par Rome, mais par des marchands et ses voyageurs y circulent encore. Enfin, la dernière est inconnue, dangereuse, sans doute infinie mais relativement indifférente » (Ruffin, p. 194).
Treize ans après la première guerre du Golfe, la dernière d’un autre temps militaire, la première du nouvel ordre politique, le Sud a définitivement quitté son statut de Tiers-Monde, dans lequel émergeaient des nouveaux pays industriels (NPI), anciens pays en voie de développement (PVD) qui s’étaient émancipés des pays moins avancés (PMA), et s’affirmaient de « petits dragons » asiatiques. Les maquiladoras dominent maintenant la première zone. Elles regroupent des Etats utiles pour fixer les menaces, qu’elles soient économiques, migratoires ou révolutionnaires, orphelines du marxisme. Elles sont les Etats tampons qui protègent l’Empire des barbares : le Mexique, Cuba, les cinq pays du Maghreb, la Turquie, l’Iran, l’Inde et la Chine. Les tensions italo-lybiennes de ces derniers jours, après des mois d’incurie, et la troisième Conférence ministérielle des pays membres du dialogue euro-maghrébin 5+5 (France, Italie, Espagne, Portugal et Malte ; Algérie, Maroc, Tunisie, Mauritanie et Libye) sur la migration en Méditerranée, depuis le 14 septembre, en sont la parfaite illustration.
Cette banlieue du Nord, pas entièrement fixée politiquement mais entièrement intégrée au système économique nordiste, est prolongée par des comptoirs, où les intérêts sont, à la fois ou indépendamment, stratégiques, économiques et communautaires. Véritables excroissances du Nord au cœur du Sud, leur sécurité, c’est-à-dire leur pérennité, dépend de leur intérêt pour l’Empire. Et il est forcément changeant. Tous ne valent pas le sacrifice des Britanniques à destination des Falkland, leur étoile se ternissant rapidement, d’autant plus qu’ils sont généralement un souvenir de la Guerre froide, un comptoir succédant à un autre. Le changement de donne moyen-oriental, autour de l’Irak, laisse trop souvent oublier que le cœur de la partie qui se joue est l’Arabie saoudite. Cette leçon est à méditer pour les autres comptoirs, Panama, l’Afrique du sud et Israël…
S’ouvrent enfin les profondeurs des continents, ces nouvelles « terrae incognito » que le 11 septembre 2001 a fait ressurgir sur le devant de la scène. Ces zones de trafics, tant avec les comptoirs qu’avec les maquiladoras, visent toute l’Empire. C’est là que se trouvent les richesses, les marchés où leurs flux trouveront à se déverser. C’est dans ces terrains obscurs que l’Empire vient piller ou tuer, lorsque ce n’est pas les deux à la fois, pour s’approprier minerais, minéraux, matières premières stratégiques… L’importance de ce reste du monde est évident à la lecture d’une carte anamorphique ; il n’est qu’à regarder la figuration de l’Afrique pour comprendre son intérêt pour l’Empire… Pourtant, dans sa grande indifférence, se développent les germes des conflits qui impliquent l’Empire. De la Somalie à l’Irak, tout est aujourd’hui en action. La crise génocidaire au Darfour au nord-ouest du Soudan, dure depuis février 2003. Ce conflit économico-politique qui a provoqué la mort de plusieurs milliers de personnes et un exode massif de réfugiés au Tchad s’est mué en catastrophe humanitaire, à propos de laquelle les Nations unies évoquent un « nettoyage ethnique », après avoir été souvent éclipsée par les fragiles pourparlers de paix entre le nord arabo-musulman et le sud chrétien et animiste, qui s’affrontent depuis 1983 sur fond de manne pétrolière. On appelle cela l’asymétrie des forces…
16.9.04
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