13.9.04

Occidentalism vs Orientalism

Dans son débat hebdomadaire, “D’où vient la haine de l’Occident ?” (n° 723, 9 sept. 2004, 2001-2004 : La contagion terroriste www.courrierinternational.fr/hebdo/sommaire.asp?obj_id=217&provenance= zop.couverture), Courrier international livre un point de vue intéressant sur un débat largement occulté par les événements du 11 septembre. Dans un article repris de The New York Review of Books du 11 mars 2004, les universitaires américain, Ian Buruma, et israélien, Avishai Margalit, livrent un condensé de leur dernier livre, Occidentalism. The West in the Eyes of Its Enemies, (Penguin Press, New York, 2004). Les deux auteurs avaient publié un article sur le même sujet dans la revue française Le Débat (n° 120, mai-septembre 2002). Pour leur répondre, l’hebdomaire publie un article critique de Christopher John Farah, publié dans Salon du 17 mai dernier. Plusieurs ouvrages parus récemment abordent une thématique proche. Le plus inutile est certainement la diatribe de Viviane Forrester, faisant reposer les errances du Moyen-Orient sur Le Crime occidental (2004). Sur la question d’un choc non pas entre islam et Occident mais au sein même du monde musulman, on préférera plus sûrement Fitna. Guerre au coeur de l’islam (Gallimard, 2004), le nouveau livre de l’islamologue Gilles Kepel. L’historienne et journaliste Sophie Bessis se penche, elle, sur les rapports entre Occident et Orient dans L’Occident et les Autres. Histoire d’une suprématie (La Découverte, 2002). Un sujet exploré aussi par le philosophe conservateur britannique Roger Scruton dans The West and the Rest : Globalization and the Terrorist Threat (ISI Books, 2002).
Dans la façon d’aborder leur propos, Ian Buruma et Avishai Margalit ne manquent pas de laisser penser à l’ouvrage phare d’Edward Said, L’orientalisme (New York, Pantheon Books ; London, Routledge & Kegan Paul ; Toronto, Random House, 1978 ; Paris, Seuil, 1980). Pour la première fois, l’orientalisme apparaissait pour ce qu’il était, une construction de colonisation occidentale n’indiquant pas la nature du sujet colonisé mais les désirs sans connaissance du colonisateur. Dans une certaine mesure, et bien que le journaliste de Salon le récuse, Occidentalism s’inscrit comme le pendant de cette théorie. En effet, Ian Buruma et Avishai Margalit fondent leur propos là où Edward Said achevait sa démonstration : “La vision de l’Occident dans l’occidentalisme n’a rien à envier aux pires aspects de sa contrepartie, l’orientalisme, qui prive ses cibles humaines de leur humanité. L’occidentalisme est au moins aussi réducteur, puisqu’il se borne à renverser le point de vue orientaliste.”
Les historiens savent combien le relèvement de l’Europe médiévale, manifeste dans le mouvement de la Renaissance, doit au transfert et à la lente maturation du savoir provenant des bibliothèques arabes. Ce savoir “arabe” ne l’était pas complètement, dans la mesure où il s’agissait d’une transmédiation de la culture antique, conservée uniquement dans la partie orientale de la Méditerranée, alors que l’automne du Moyen Age frappait sa partie occidentale. Le XIIe siècle est significatif de cet échange culturel entre ces deux pôles du monde connu. Les siècles qui suivirent furent marqués par le triomphe de l’Europe, aussi bien démographique et industriel que colonial et culturel. A partir du XVIIe siècle, la relation avce l’Orient qui en découle est marquée, pour Edward Said, par une représentation systématique de cet espace comme culturellement et ethniquement primitif, exotique, arriéré, inférieur. L’Europe, cet Occident en devenir, lui apporte par la colonisation les Lumières. La France la promut au rang de “mission civilisatrice”. L’occidentalisme comportait cette idée générale de progrès. Sa mise en pratique dans le cadre de la colonisation, émanation de la volonté de progrès métropolitain, devait conduire à une déviance. L’humanisme devvenait la caution de l’inhumain, de l’exploitation des hommes et des ressources. “Il est malheureux, notent Ian Buruma et Avishai Margalit, que le Moyen-Orient ait rencontré pour la première fois la modernité occidentale à travers les échos de la Révolution française. Progressistes, égalitaristes et opposés à l’Eglise, Robespierre et les jacobins étaient des héros à même d’inspirer les radicaux arabes. Les modèles ultérieurs — Italie mussolinienne, Allemagne nazie, Union soviétique — furent encore plus désastreux.”
Toute la renaissance arabe, autour de la construction du nationalisme arabe, tient dans cette analyse. De 1860 à nos jours, de Beurouth aux sables du déset irakien, la lente maturation de l’occidentalisme s’est faite à partir d’idéaux lui appartenant. Les leaders de l’indépendance arabe, comme ceux d’Afrique ou d’Asie, étaient passés par les écoles et les universités du colonisateur. L’anticolonialisme s’est forgé autour du nationalisme révolutionnaire, du socialisme laïc, de l’impérialisme conservateur et de valeurs traditionnelles, au premier rang desquelles siégeaient la religion et les allégeances communautaires. Toute la Guerre froide a été marquée par cet affrontement entre ces diverses tendances, ces diverses tentations. Improprement appliquées ou applicables à la situation arabe, elles achoppèrent toutes. Seule subsita la religion islamique. Les fondateurs libanais du nationalisme arabe étaient chrétiens ; leur action prennait comme postulat que la religion, quelle quel soit, était un facteur de division entre les hommes lorsqu’elle devenait une revendication sociale ou politique. D’où l’idée que l’arabité, dans le sens d’union de ceux qui parlent l’arabe et habitent entre Méditerranée et Golfe arabique, puisse remplacer l’Umma, cette communauté de ceux qui professent l’islam, et permettre à tous, musulmans, chrétiens et juifs, de vivre harmonieusement. Le socialisme et le conservatisme, importés de Moscou, de Rome ou de Berlin, s’accaparèrent ce nationalisme laïc pour mieux se combattre. Mais l’idéal national ne pouvait être viable que pour lutter contre les puissances coloniales. Dès l’indépendance, les fronts constitués se délitaient et la concurrence pour le pouvoir éloignait les politiques de leurs citoyens.
Livrés à une paupérisation qui n’avait rien de commun avec l’oppression coloniale, les populations n’avaient d’autre recours que Dieu et ses représentants sur terre. Un ouvrage passé largement inaperçu résumait bien cette trahison des élites et le jeu des islamistes : L'Islamisme radical (Hachette, 1987). Bruno Etienne vulgarisait le concept d'"islam radical", qu'il justifiait ainsi : "Je le prends au sens premier du terme, la doctrine de l'islam à la racine, et au sens américain, l'islam politiquement radical, presque révolutionnaire." L'islamisme est donc conçu comme une idéologie, un projet de société mêlant intimement les dimensions religieuse, sociale et politique. La réalité était que les structures associatives religieuses, puisque l’islam sunnite ne connaît pas de clergé constitué, suppléaient les gouvernement défaillants en créant écoles, dispensaires, services sociaux… En retour, elles recevaient dons et encourageaient la dévotion. Politiquement, cette attitude porta rapidement ses fruits. En Algérie, le processus éloctoral arrêté en 1991 devait consacré la victoire du Front islamique du salut (FIS) sur le Front de libération national (FLN) corrompu. Ailleurs, comme le notent Ian Buruma et Avishai Margalit, “le mouvement révolutionnaire islamiste qui sévit aujourd’hui dans le monde n’aurait jamais vu le jour sans le laïcisme brutal du chah d’Iran ou les expériences malheureuses de socialisme d’Etat en Egypte, en Syrie”… Là où le pouvoir étatique, occidental en quelque sorte, se délite, la hiérarchie islamique prend la place, parce qu’elle est la seule autorité à subsister. La liaison entre Rome et les nations médiévales, entre le IVe et le XIIe siècles, ne s’est pas faite autrement en Europe. L’émancipation des politiques s’est faite en réaction au poids de la réligion. Comme prise de conscience, il avait fallu les Croisades…
Dès lors, sans déterminisme aucun, l’occidentalisme, professé non seulement à travers le monde arabo-musulman, mais plus largement sur la planète, jusque dans le monde “occidental”, se fonde sur les même “désirs sans connaissance” que l’orientalisme. “Ce qui rend l’entreprise terroriste des islamistes aussi dangereuse, ce n’est pas tant la haine religieuse qu’ils puisent dans des textes anciens — souvent au prix de distorsions grossières —, mais la synthèse qu’ils font entre fanatisme religieux et idéologie moderne”, affirment justement Ian Buruma et Avishai Margalit. Le même aveuglement, la même violence gratuite qui assurra la construction et la cohésion de l’Occident au XIIe siècle sont à l’œuvre en ce moment dans le monde arabo-musulman. C’est toute la période post-coloniale, vitrifiée par la Guerre froide, qui est en train de se solder par cette fitna, c’est-à-dire, comme le démontre Gilles Kepel, par cette sédition au sein de l’Umma fragmentée parce qu’elle a perdu le sens des proportions et de la réalité (maslaha), qu’elle est livrée aux démons de l’extrémisme et qu’elle va à sa perte.

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