10.9.04

Pour illustration du propos précédent

Les trois dirigeants globalisent le phénomène fondamentaliste pour y apporter une réponse unique.
Pour une fois les représentants du président indépendantiste tchétchène Aslan Maskhadov et les officiels russes étaient d'accord : il n'y avait pas de Tchétchènes parmi les membres du commando qui ont pris en otages les écoliers, les parents et les enseignants, à Beslan, en Ossétie du Nord. Vraie ou fausse, l'affirmation servait les intérêts des deux parties, pour des raisons différentes. Les indépendantistes tchétchènes ne voulaient pas porter la responsabilité d'une action odieuse ; Vladimir Poutine tentait de conforter sa thèse sur l'absence de tout lien entre sa politique dans le Caucase et en Tchétchénie d'une part, et la recrudescence des actions terroristes en Russie d'autre part.
Car pour le président russe, il n'y a pas de doute, son pays est la cible du terrorisme international appuyé sur le fondamentalisme islamique, comme les Etats-Unis l'ont été en 2001 avec les attentats de New York et de Washington, et comme l'est Israël de la part des Palestiniens, même si, sur ce dernier point, M. Poutine reste discret, laissant à son entourage le soin de faire le parallèle. En tout cas, l'expression "quatrième guerre mondiale", employée par l'ancien chef de la CIA et néoconservateur de choc James Wosley pour caractériser la lutte contre le terrorisme fondamentaliste, ne déplaît pas aux Russes.
Elle leur convient même parfaitement dans la mesure où elle détourne l'attention des causes endogènes du terrorisme en Russie. Leur seule divergence avec l'appréciation américaine porte sur l'idée que la guerre froide aurait été une forme de troisième guerre mondiale. Vladimir Poutine ne se lasse d'ailleurs pas de répéter que certains Occidentaux - l'expression est assez vague pour laisser le champ libre à toutes les spéculations sans désigner quiconque - ont gardé dans leur approche de la Russie une "mentalité de guerre froide". Mais s'il s'agit de dire qu'une lutte globale est engagée contre une vague terroriste qui trouve ses racines dans le fondamentalisme musulman, il est d'accord avec ses collègues américain et israélien.
Poutine, Bush, Sharon paraissent donc participer au même combat. Ils font la même analyse d'une idéologie - le fondamentalisme islamique - et d'une méthode - le terrorisme. Ils voient, mais ils ne sont pas les seuls, dans le fondamentalisme une nouvelle forme de totalitarisme, rappelant les idéologies du XXe siècle. Bush et Sharon et leurs partisans ne veulent pas que la politique d'apaisement vis-à-vis du nazisme, menée dans les années 1939 par les puissances européennes, se répète aujourd'hui face au terrorisme international. Le premier ministre israélien est allé plus loin, avant d'adoucir son propos pour des raisons diplomatiques, en suggérant que les relations entre Washington et l'Autorité palestinienne pouvaient elles-mêmes être assimilées à une forme d'apaisement.
Au nom de quoi cette lutte contre le terrorisme international est-elle menée ? Les trois alliés apportent sur le fond la même réponse, mais avec des nuances dans la formulation qui reflètent les différences de leurs histoires et leurs origines philosophiques et religieuses. George W. Bush n'hésite pas à convoquer Dieu contre les extrémistes islamistes. Il n'a aucun doute qu'il s'agisse de la lutte du bien contre le mal et, dans cette mesure, il ne peut y avoir aucun compromis possible. D'ailleurs le mal existe en soi ; il n'a pas de cause. Il est donc inutile de lui chercher des explications. Il n'y a qu'une chose à faire : le terrasser.
Les dirigeants de la Russie postcommuniste n'ont aucun problème avec ces considérations religieuses, eux qui redoublent de zèle pour témoigner de leur engagement dans l'Eglise orthodoxe. Ils brandissent leurs certificats de baptême avec d'autant plus d'empressement qu'ils sont d'anciens apparatchiks soviétiques, justement chargés jadis d'en finir avec "l'opium du peuple". Dans une tentative de définir les principes au nom desquels il convient de mener la guerre totale contre le fondamentalisme islamique, Alexandre Kokochkine, ancien vice-ministre russe de la défense, hésite entre les valeurs "transatlantiques", "européennes" avant de se décider pour les valeurs "chrétiennes".
Ariel Sharon a un peu plus de mal à accepter la même référence et les valeurs européennes sont pour les Israéliens sujettes à caution dans la mesure où leur existence n'a pas empêché l'Holocauste. Les valeurs européennes comme normes peuvent servir de drapeau ; certainement pas la manière dont les Européens les ont interprétées, ignorées ou bafouées, au cours des siècles. C'est pourquoi le chef du gouvernement israélien et ses amis politiques mettent l'accent sur les relents d'antisémitisme qu'ils n'ont malheureusement aucune peine à déceler dans les sociétés européennes.
Toutefois, au lendemain du 11 septembre 2001, Ariel Sharon avait déclaré : "Le combat contre le terrorisme est une lutte internationale du monde libre contre les forces des ténèbres qui cherchent à détruire notre liberté et notre mode de vie. Je crois qu'ensemble nous pouvons vaincre les forces du mal." Quand il s'agit des Palestiniens, les précautions de langage tombent. "La destruction d'Israël est inscrite dans le code génétique de l'Autorité palestinienne", a déclaré au Monde, le ministre israélien de la sécurité intérieure, Ouzi Landau. Une assertion que le vice-ministre de la défense Zeev Bolm a traduite en termes encore plus frappants en affirmant que les Palestiniens étaient affectés d'une "tare génétique" les poussant à tuer des juifs.
Pour les Russes comme pour les Américains, l'appel aux valeurs chrétiennes est cependant d'un maniement délicat. Il ne doit pas être interprété comme une adhésion à la thèse du choc des civilisations, chère à Samuel Huntington. Malgré le réflexe apparu dans une partie de l'opinion américaine au lendemain du 11 septembre 2001 de transformer tous les Arabes ou tous les musulmans en suspects potentiels, le président George W. Bush s'est toujours gardé de l'amalgame entre islam et terrorisme. Il est allé dans des mosquées et il a même eu parfois des accents, inspirés par les néoconservateurs, sur la vocation du monde arabo-musulman à rejoindre la communauté des nations démocratiques que ses prédécesseurs moins proches des fondamentalistes chrétiens n'avaient pas trouvés.
De même Vladimir Poutine, quand il fait référence aux valeurs chrétiennes, s'empresse d'ajouter que la Russie est un pays multiethnique et multireligieux, respectueux des diversités, pour ne pas choquer les nombreux musulmans qui vivent encore dans des Républiques appartenant à la Fédération de Russie. En privé, quand il parle avec des dirigeants occidentaux, il est plus brutal : il présente la Russie corme le bastion chrétien par excellence contre l'islam dans cette vaste zone s'étendant du Caucase aux confins sino-russes.
Les Républiques issues du démembrement de l'URSS ne manifestent pas toutes les velléités indépendantistes de la Tchétchénie, mais toutes sont atteintes à des degrés divers par la poussée du fondamentalisme. Il ne suffit pas pour résoudre le problème d'en renvoyer la responsabilité sur les wahhabites et les fondations d'Arabie saoudite qui financent les mouvements les plus extrémistes. La résurgence d'une identité musulmane longtemps gelée par le communisme, les sentiments nationaux auxquels s'est opposée la politique stalinienne dite des nationalités, qui consistait en fait à déporter des peuples entiers vers des contrées totalement étrangères, à redessiner les frontières afin d'éviter la constitution de Républiques homogènes, sont autant de facteurs expliquant la fièvre identitaire qui saisit les peuples périphériques de la Russie.
MM. Bush, Poutine et Sharon fondent leurs politiques sur une équation simple : Hamas égale Al-Qaïda, égale terroristes islamistes en Russie. Ben Laden s'est appuyé sur les talibans comme le Hamas se sert de l'Autorité palestinienne, tandis que les séparatistes tchétchènes sont utilisés comme paravent par les fondamentalistes qui veulent détruire la Russie. Et le chef d'état-major de l'armée russe de promettre, après le massacre de Beslan, des frappes préventives contre les bases terroristes à l'étranger, comme les Américains ont frappé les talibans. A l'époque d'ailleurs, certains observateurs russes se demandaient si Moscou n'aurait pas été obligée de faire le travail pour le cas où les Américains ne seraient pas intervenus en Afghanistan, ce pays servant de base à des coups de main contre le Tadjikistan, République d'Asie centrale officiellement indépendante où un fort contingent russe a longtemps guerroyé contre des rebelles islamistes. Dans le même temps, les services de sécurité russes travaillent en liaison étroite avec les Israéliens afin de profiter de l'expérience de ces derniers dans la lutte anti-terroriste.
C'est en partie au nom de cet amalgame que les Américains ont envahi l'Irak, à cause des liens supposés entre Saddam Hussein et Al-Qaida. L'amalgame a le mérite de la simplicité. Mais il a le défaut de toutes les simplifications. Il occulte les différences des situations, les causes locales ou régionales des affrontements. Il propose une solution globale et dans un certain sens magique à des problèmes dont la complexité ne se laisse pas réduire à des incantations ou à des recettes policières. Il sert les objectifs politiques à court terme des gouvernements concernés. Aux Etats-Unis, George W. Bush a réussi à créer une sorte d'unité nationale après les attentats du 11 septembre 2001. Bien que critiqué par l'opposition travailliste, Ariel Sharon conserve le soutien d'une majorité de la population israélienne sceptique sur les possibilités d'une solution négociée aussi longtemps que la violence se poursuivra.
En Russie, Vladimir Poutine tente d'exploiter les attentats terroristes pour sa politique intérieure, bien qu'il n'ait à craindre aucune opposition démocratique sérieuse. Au-delà de l'unité nationale, la lutte anti-terroriste pourrait bien servir de prétexte à un durcissement du système, à de nouvelles restrictions à la liberté de la presse, à des manœuvres militaires aux marches de la Fédération de Russie, dans ces Républiques caucasiennes indisciplinées.
Car pour le chef du Kremlin, les attentats terroristes sont d'abord et avant tout considérés comme des actions menées de l'extérieur, y compris par certains milieux occidentaux, contre l'existence même de la Fédération de Russie. Il en appelle à la solidarité des Etats occidentaux en rappelant implicitement qu'au lendemain même des attaques contre les deux tours du World Trade Center il a déclaré sa solidarité avec les Etats-Unis, y compris contre l'avis de ses plus proches conseillers. Il aimerait maintenant être payé de retour. Il va même plus loin : il considère que si les Etats-Unis ont connu une tragédie sans précédent, leur existence en tant qu'Etat n'a pas été mise en cause par Ben Laden. Au contraire, le terrorisme international, en attisant les foyers de séparatisme dans le Caucase, mine les fondements mêmes de la Russie, autrement dit la survie de ce qui reste de ce grand pays après la disparition de l'Union soviétique.
Beaucoup d'observateurs avaient averti qu'après le 11-Septembre, les relations internationales ne seraient jamais plus comme avant ; que la destruction des tours de New York et l'attentat contre le Pentagone marquaient un tournant aussi important que Munich en 1938 ou le blocus de Berlin, dix ans plus tard, qui donnait le signal de la guerre froide. François Heisbourg, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, inventait l'expression d'"hyperterrorisme", sans toutefois en faire l'alpha et l'oméga de toutes les analyses. D'autres mettaient en garde contre une explication réductrice qui oblitérait la permanence de conflits depuis longtemps insolvables, dont les causes ne devaient pas être oubliées sous prétexte de "guerre globale et totale contre le terrorisme".
Entre les deux la voie est étroite. Refuser de voir la nouveauté radicale du terrorisme de masse tel qu'il s'est développé au cours des dernières années, ignorer ses fondements idéologiques dans un islam peut-être mal compris, c'est risquer de passer à côté d'une nouvelle forme de barbarie. Il n'y a pas que la droite américaine ou israélienne, appuyée par les nationalistes russes, pour le dire. Des militants des mouvements antitotalitaires des années 1970-1980 lancent le même avertissement. Mais tout rapporter à une seule et même cause ne peut qu'entretenir la confusion, susciter des alliances douteuses avec des partenaires parfois peu recommandables, faire passer à côté des raisons réelles de véritables désarrois, et finalement laisser intact le terreau sur lequel prospèrent les terroristes.

Daniel Vernet
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU MONDE DU 11.09.04

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