22.9.04

European Dream (1)

Au moment de se lancer dans l’aventure européenne, les Etats-Unis cherchèrent à réunir une coalition. En Europe, les pays d’Europe centrale et orientale, nouveaux membres de l’OTAN et futurs adhérents de l’Union européenne, répondirent favorablement. De leurs côtés, les Quinze se divisèrent un peu plus entre Atlantistes et non : la Grande-Bretagne, fidèle à sa “relation spéciale” malgré l’européisme affiché de Tony Blair, l’Espagne et l’Italie s’inscrivirent dans le sillage de Washington. La France, l’Allemagne et les pays du Benelux choisirent quant à eux de ne pas suivre l’élan patriotique américain du 11 septembre 2001. Peut-être suivirent-ils surtout leurs opinions publiques ? Seul l’avenir dira si leurs dirigeants ont seulement fait preuve de sens politique ou se sont réellement montré visionnaire. Toujours est-il que Donald Rumsfeld voulu y voir une grande leçon de géopolitique. L’”English-speaking world” qui s’était rallié aux Etats-Unis devenait la “nouvelle Europe”, alors que les autres étaient relégués dans une “vielle Europe”, comme condamnés à l’isolement et à un inexorable déclin.
On retient les leçons que l’on peut, mais le secrétaire à la Défense aurait pu s’inspirer de celles de la géopolitique. Le cadre d’action des politiques a pu sembler s’orienter vers l’ouest, confiant aux Etats-Unis cette logique impériale, après bien d’autres. A la fin du XIXe siècle, l’amiral américain Alfred Thayer Mahan y avait vu une logique thalassocratique. Dans ses écrits fondamentaux, “The Influence of Sea Power upon History, 1660–1783” (1890) et “The Influence of Sea Power upon the French Revolution and Empire, 1793–1812” (2 volumes, 1892), il avait montré que la puissance navale résultait de la position géographique, de la richesse et de l’ambition nationales, le tout soutenu par un gouvernement approprié. Sa logique reposait sur une division du monde en puissances navales (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Japon) et puissances terrestres (l’Eurasie, et particulièrement la Russie). Les premiers devaient s’unir pour défaire les secondes, dans une logique historiciste, comme Athènes avait été défaite par Rome. Mahan considérait que les armes modernes devaient empêcher la guerre et ne pas la faire : “la guerre ne se produit maintenant non seulement rarement… [ mais est ] un excès occasionnel, dont le rétablissement est aisé.” Implicitement, les idées de Mahan soutinrent la course navale anglo-allemande, sans croire qu’elle engendrerait une explosion de violence.
Une décennie plus trad, le géographe britannique Halford Mackinder livrait une autre explication, plus complémentaire que fondamentalement opposée. “Democratic Ideals and Reality” (1919, première réédition en 1943) et son article ‘The Round World and the Winning of the Peace’ publié dans “Foreign Affairs” (Juillet 1943) expliquent que le monde est composé de (1) d’un océan couvrant les neuf douzièmes du globe ; (2) d’un grand continent, l’île mondiale, divisé en six régions, les “coastland” européennes (Europe centrale et occidentale), les “coastland” asiatiques (Indie, Chine, Asie du sud-est, Corée et Siberie orientale), l’Arabie, le Sahara, l’Heartland septentrional (Afrique subsaharienne) et, plus important, le Heartland (la partie centrale et septentrionnale de l’Eurasie, qu’il avait appelé “region pivot” dans un article éponyme de 1904) et (3) de plusieurs plus petites îles comprenant la Grande-Bretagne, le Japon, l'Amérique du Nord, l'Amérique du Sud et l'Australie. Mackinder a montré la signification de la position de l’île mondiale sur le globe par une analogie geo-historique. L’île était pour l’Amérique du Nord ce que la Grèce dorienne avait été pour la Crète, ou ce qu’avait été l'empire romain pour la Grande-Bretagne, c’est-à-dire une puissance terrestre péninsulaire incontestée face à une puissance navale insulaire. Dans les deux cas histoiriques, la puissance incontestée basée à terre avait défait la puissance navale moins forte. Mais ce n'était pas simplement un cas de supériorité terrestre contre la maritime. La puissance victorieuse l’était incontestablement sur terre et possédait les ressources suffisantes pour lui permettre de construire une flotte assez puissante pour défaire la puissance navale insulaire. Voilà qui affinait la pensée de Mahan.
Toute la politique mondiale du vingtième siècle s’est formée par ces visions complémentaires. La lutte continuelle pour la maîtrise eurasienne était l'essence géopolitique de la première guerre mondiale, de la deuxième et de la guerre froide. Plus encore, elle l’est du nouvel ordre qui est en train de se dessiner depuis le 11 septembre 2001. Présents depuis 1945 dans les “coastland” européennes, les Etats-Unis ont abordé, en Afghanistan, au Tadjikistan et en Irak, le “heartland”. La Russie, qui correspond le mieux à cette région-pivot du monde, leur est acquis depuis la chute de l’Union soviétique, d’autant plus qu’elle est momentanément affaiblie par des dérives mafieuses et sa logique de “poussée vers les mers chaude”. Mais les Etats-Unis possèdent-ils encore cette puissance, matérielle autant que militaire, qui semblent les caractériser depuis 1991 ?

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