A la lumière de la guerre en Irak, il apparaît que la formidable machine de guerre américaine, qui a sauvé par trois fois l’Europe et le monde de la menace totalitaire, est grippée. La fameuse Révolution dans les affaires militaires, censée rendre l’armée américaine invincible, connaît des râtés. Le tout technologique semble ne pas être la solution dans une mondialisation que l’on croyait aussi simple que des échanges commerciaux entre partenaires solvables. Le monde bipolaire n’a pas laissé la place à une unilatéralité parfaite, fondé sur le rêve américain. Elle a ouvert le monde sur sa diversité. Le problème pour l’Occident est qu’il a perdu ses répères, égaré qu’il était dans un anticommunisme confortable, tant il était porteur de projet de société. L’”American Way of Life” est certainement celui qui a fait florès, d’autant plus qu’il a contribué, par son abondance et sa richesse apparente, à la chute de l’Empire soviétique. L’”American dream” a été l’argument le plus fort de la politique de Ronald Reagan dans son dialogue avec le “Grand Satan”.
Le rêve américain parlait de liberté individuelle et d'accumulation de la richesse. Il était synonyme d'expansion. De ce fait, il correspondait bien aux trente années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand les ressources à exploiter paraissaient illimitées. Politiquement et médiatiquement, il a survécu jusqu’à la Première Guerre du Golfe. Depuis, le monde a pris conscience de sa diversité de peuplement, de son interconnection extrême, de sa vulnérabilité face à chaque action qui affecte la vie des autres. “L'idée qui est au coeur du rêve américain, à savoir qu'un individu peu agir librement, de façon autonome, est devenue un mythe. Personne n'est à l'abri d'épidémies, de virus informatiques, d'attaques terroristes, du réchauffement de la planète, de scandales financiers”, note le prolifique, original et inclassable censeur qu’est Jeremy Rifkin, dans son nouvel essai au titre provocateur, “The European Dream”, le rêve européen, ou «comment la vision du monde de l'Europe éclipse tranquillement le rêve américain». Le livre sera publié en France par Fayard en 2005.
Il n’enterre pas le rêve américain. Il montre seulement que d’autres visions du monde sont possibles. Les résultats de la dernière Coupe de l’America, remportée par le Suisse Alinghi, est de ce point de vue bien plus important qu’il n’y paraît. Repensons à MacKinder ! Le monde a semblé prendre une direction “plein ouest”, passant d’Athènes à Rome, puis à Aix-la-Chapelle pour finir par atteindre Whashington, Hollywood, Tokyo et bientôt Beijing. Et s’il était de retour sur le Vieux continent, pour reprendre la réthorique rumsfeldienne ? Et si les “coastland” européennes étaient appelés à être le nouveau moteur mondial pour ce XXIe siècle en devenir ? Malraux l’avait vu religieux ; la flambée des fondmentalismes juifs, chrétiens et musulmans, sans oublier les hindouistes ou les sectaires semblent lui donner raison. Mais religion n’est pas politique, sauf pour quelques illuminés qui séduisent les foules déshumanisées par l’”American Dream” en leur promettant un avenir meilleur par le repli fidéiste. La foi est un phénomène personnel. Or nos sociétés, tant occidentales que mondiales, ont beaucoup plus besoin de visions à long terme que de visions de l’au-delà.
Et si le rêve européen était la solution ? Sa longue maturation, bien au-delà des cinquante dernières années, a élaboré des perceptions européennes de la liberté, de la communauté, du monde extérieur à ses frontières, et d'une manière primordiale, et des différentes manières de concevoir le sens de la réalisation de chacun. L’Europe apparaît à Rifkin comme une véritable culture, indépendante de cette autre World Company qui agite les marchés de la contestation anti-américaine. Comme ce sentiment n’est pas encore arrivé aux Européens, il montre surtout les limites du modèle américain qui les motivent toujours : la flexibilité du travail flexible, la dérégulation, les privatisations n’ont fait que générer un chômage important, de la pauvreté, une criminalité peu enviable, des inégalités croissantes, des salaires stagnants, un système de santé médiocre. Rifkin souligne “l'autonomie individuelle par rapport à la communauté, l'assimilation à la diversité culturelle, la qualité de la vie à l'accumulation de la richesse, le développement durable à la croissance matérielle illimitée, les droits sociaux à l’exploitation, les droits de l'homme et de l’environnement au droit de propriété, et la coopération globale à l'exercice unilatéral de la puissance.”
Dans son message surtout destiné à une Amérique en pleine bataille électorale, il oublie que l'Europe est aussi déclinante, démographiquement, affaiblie économiquement, que ses pays croulant sous les déficits publics et que l'Union européenne étant perçue comme un cauchemar bureaucratique. Il n’aborde pas la montée de l'antisémitisme, la discrimination vis-à-vis de minorités musulmanes, le manque de flexibilité des politiques économiques, les disparités entre les pays de l'Union… Le fossé est grand entre le rêve dont Rifkin parle et la réalité. Mais en un siècle, les Etats-Unis n’ont pu réaliser leur rêve, malgré l’achèvement de leur course effreinée pour dépasser toutes les frontières. Pourquoi l’Europe l’aurait-elle réalisée après s’être déchirée trois fois en un siècle au cours de deux guerres civiles et une partition ?
De plus, l'Union européenne est aussi la plus importante économie du monde, avec un PIB de 10 500 milliards de dollars (contre 10 400 pour les Etats-Unis), la plus grande puissance exportatrice. Soixante et une des cent trente plus grandes entreprises sont européennes, et seulement cinquante américaines. L'Europe est en tête dans la construction aérienne, la construction, l'industrie chimique, l'assurance… “Pourquoi cette impression de faiblesse ?”, s’interroge Rifkin dans “Libération” du 21 septembre. “Parce que les Américains, éternels optimistes, ont tendance à surestimer leurs succès alors que les Européens s'autodéprécient toujours. On a l'image d'une Europe sclérosée, percluse de préjugés antimarché, freinée par un marché du travail inflexible, une bureaucratie boursouflée, un système social trop lourd, une population âgée. Mais, sous cette peau-là, il y a un autre épiderme : un continent intégré en gigantesque marché, formant un réseau économique unique”.
On touche là à la quadrature du cercle. La construction européenne menée depuis cinquante ans, et le passage à l’Euro en est la démonstration parfaite, vise à créer un marché vraiment intégré. Les décisions de la Commission européenne vont dans ce sens en matière de transports, de communication, d'énergie, de réglementations. Même les flux financiers obéissent à cette logique. En matière d'éducation, des programmes existent, mais la primauté nationale est encore la règle. Beaucoup plaident pour faire de l'anglais la “lingua franca” de cet espace intégré économiquement ; elle est déjà parlée par plus de la moitié de la population de l’Union.
La leçon de Rifkin devient plus claire si on la transpose au niveau mondial. Le rêve européen est une réalité, si l’on regarde les flux d’immigration, notamment de l’est, mais aussi du sud, qui affluent. Le retour de la Libye sur la scène internationale est à voir sous cet angle unique. Le rêve européen devient ainsi un vecteur vers lequel les nations doivent tendre. La mondialisation courre à la catastrophe si elle reste fondée sur le démantèlement des prestations sociales, l'affaiblissement des syndicats ou l'appauvrissement de la force de travail.
23.9.04
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