L’immigration est avant toute chose une question de flux. Depuis quelques années, les mouvements de population à destination de l’opulente Europe ont changés de nature. Les guerres du Kurdistan, de Yougoslavie, de Tchétchènie, d’Albanie, du Daguestan, d’Afghanistan et d’Irak même, ont amené entre les mains des marchands de chair humaine, souvent Turcs, de milliers de personnes en détresse. Les mêmes techniques de passage clandestin que celles qui sont en court le long de la frontière américano-mexicaine se passent en Europe centrale, en Adriatique et en Méditerranée. Les flux se sont grossis de leur lot d’êtres humains venant d’Europe centrale et orientale, d’Asie centrale, du Proche-Orient. Depuis une bonne décennie, les principaux courants d’immigration à destination de l’Europe viennent de l’est et non plus du sud.
Les résultats du référendum suisse, le troisième en vingt ans, ont montré, s’il était encore besoin, que pour les peuples, l’immigration est avant tout un problème politique. Seulement voilà, ils n’ont pas encore intégré les mutations en cours. Dimanche 26 septembre, la votation portait sur la naturalisation simplifiée pour les étrangers de deuxième et de troisième génération. Au terme d’une campagne marquée par une propagande xénophobe et anti-musulmane de la droite populiste, 57 % des Suisses ont voté contre le projet du gouvernement. Une majorité plus mince (52 %) a également rejeté le projet d’octroi automatique de la nationalité aux enfants de la troisième génération nés en Suisse. Le scrutin marque une division profonde entre francophones et germanophones, la même qui se manifeste lors des consultations sur l’entrée de la confédération dans l’Union européenne. En Suisse alémanique, le « non » a recueilli jusqu’aux deux tiers des suffrages, alors que le « oui » l’a largement emporté dans la partie francophone du pays.
L’immigration reste une question de flux qui a des conséquences politiques. En cas d’adhésion, la Turquie, forte de ses 70 millions d’habitants, deviendrait rapidement l’Etat le plus peuplé de l’Union, grâce à une démographie plus dynamique que celle de l’Allemagne, peuplée de 82 millions d’habitants. Ankara deviendrait ainsi la première force au conseil, chaque pays ayant, selon la Constitution, un nombre de voix proportionnel à sa population. Elle enverrait 95 députés au Parlement européen, nombre maximal autorisé par pays selon la Constitution, faisant jeu égal avec l’Allemagne qui domine actuellement cette institution. Comme les autres pays, elle n’enverrait un commissaire à la Commission que deux fois sur trois. Si la Constitution n’est pas ratifiée, l’Union en reviendra au traité de Nice, qui ne prévoit pas l’adhésion d’Ankara. Il faudrait modifier ce texte à l’unanimité pour permettre l’admission de la Turquie. Voilà qui éclaire de façon différente la question du flux d’immigrés turcs en Allemagne et en France.
Poursuivons plus avant cette mécanique du flux migratoire. A l’horizon 2020, le rêve européen dont parle Jeremy Rifkin virera au cauchemar. L’Europe ne sera qu’une terre de vieillards. Dès 2010 pour la Finlande et la Suisse, 2015 pour l’Allemagne et la France, 2020 pour le Danemark, la Grèce, l’Italie, la Norvège, le Portugal et la Suède, 2040 pour le Benelux, l’Espagne, le Royaume-Uni et l’Irlande, la part de la population âgée de plus de soixante ans dépassera les 50 %. Face à ce vieillissement, les Etats doivent travailler dans trois directions aves en vue l’horizon 2050 : l'âge de la retraite, le chômage et l'immigration. Pris un par un, ces leviers mèneraient à des augmentations « irréalistes », comme l’allongement de la vie active (repousser l’âge de la retraite de sept ans en moyenne, six ans pour la France, douze ans pour le Japon) ; l’augmentation de la proportion du nombre de travailleurs de 11 %, ce qui voudrait dire éliminer totalement le chômage en Europe ou l’augmentation de la proportion d’immigrés dans la population à 30 % (25 % en France, 40 % en Espagne). On se reportera à l’étude des économistes Tim Callen, Nicoletta Batini et Nicola Spatafora, « Comment l'évolution de la démographie affecte l'économie globale », publiée par le Fonds monétaire international, le 23 septembre, pour une analyse plus poussée des conséquences économiques.
Penchons-nous sur l’aspect politique de la dernière mesure, l’immigration. De nombreux rapports, ces vingt dernière années, tant des Nations-Unies que de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international, ont averti que la seule issue à la baisse de nativité, ou au vieillissement de la population, en Europe impliquait à terme de revoir la politique d’immigration. Deux logiques s’affrontent dans cette perspective. L’exemple de la votation suisse ou de l’hostilité allemande à l’intégration de la Turquie, le montre bien. D’un côté, il y a celle de l’Etat-nation, qui se voit comme un club de solidarités, fonctionnant intuitu personnae. Cette logique alimente tous les populismes, toutes les craintes, tous les replis communautaires. Elle est celle des avantages acquis, de la sécurité de l’emploi et des allocations familiales. De l’autre, il y a la tradition droit-de-l’hommiste, faisant de l’Europe une terre d’accueil. L’Italie, qui a vu ses fils et ses filles essaimer à travers le monde entier, est aujourd’hui un pays d’immigration. Les flux se sont inversés. L’équilibre entre ces deux logiques ne vient pas de la religion, de la culture ou tout autre peur irraisonnée. Il vient du travail.
L’immigration ne date pas d’hier et encore moins des années soixante. Elle est inhérente à la mondialisation qui marque toute civilisation, depuis que le monde est monde. Mais laissons de côté les armées conquérantes, les exilés volontaires ou forcés et les conditions de formation des Etats-Unis, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Revenons au début du XXe siècle, lorsque l’industrialisation galopante de l’Europe du nord fut permise par les pays de l’Europe du sud. Ces immigrés-là étaient catholiques et européens. Ils furent tout aussi mal accueillis que les Africains, les Nord-Africains et les Turcs d’aujourd’hui. Seulement, leur intégration se faisait par le travail. En trois générations, les origines familiales étaient gommées, même si elles n’étaient jamais oubliées. Aujourd’hui, les changements du marché du travail et des flux migratoires ne rendent plus possible leur intégration. Les immigrés viennent le plus souvent sans emploi, à la différence d’avant. Mais le regard des sociétés d’accueil reste tout autant discriminateur. « Les coups de fusils dans le pied », pour reprendre l’expression d’Etienne Piguet, professeur de géographie à l’université de Neuchâtel et spécialiste de l’immigration suisse, risquent d’être encore nombreux.
28.9.04
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