27.9.04

Quand la réalité dépasse la fiction

Il suffit de l’annonce par la Maison-Blanche, le 17 octobre 2001, de la formation d’une “Arts and Entertainment Task Force”, suivie d’une série de rencontres de haut niveau, tant à Los Angeles qu’à Washington pour accréditer l’entrée en guerre de Hollywood. Entre le 17 octobre et le 6 décembre, ces entretiens ne réunissaient-ils pas, autour du conseiller de George Bush, Karl Rowe, et de l’incontournable président de la Motion Picture Association of America, le lobbyiste des grands studios Jack Valenti, tous le gratin de la production hollywoodienne ? C’était aller peut-être un peu vite en besogne. Les contacts entre l’Administration et le cinéma ont toujours existé, Frank Capra pour la propagande de guerre et Marilyn Monroe pour l’amusement d’un président sont là pour l’attester. La tournée de cette dernière à Da-Nang, après Bob Hope en Corée, sans parler des autres stars et des autres conflits, atteste combien les liens sont étroits entre la politique et le show-business aux Etats-Unis. A une autre échelle, Fernandel et le théâtre aux armées de la Seconde Guerre mondiale, ou Eddy Mitchell dans les sables du désert saoudien pendant la Première Guerre du Golfe, montre combien le phénomène s’inscrit à la fois dans le temps et l’universalité.
Toutefois, la portée mondiale du cinéma américain, renforcée aussi bien par la notoriété de ses stars que par la puissance de diffusion de ses studios, lui donne souvent une importance politique par le message que les films transportent. Aussi, des liens entre l’Administration américaine et Hollywood appartiennent à ces secteurs stratégiques que la France a décidément du mal à faire émerger ; ainsi, la rachat de la MGM par le Crédit lyonnais ou d’Universal par Vivendi a-t-il donné lieu à des réunions similaires à celles de l’hiver 2001. L’implication des armées comporte une autre logique, plus mercantile. Ce n’est pas en termes de propagande qu’elle doit se comprendre, mais en termes d’échange de services. Les armées apportent du personnel et des matériels, tandis que le cinéma offre une belle image du monde militaire. Le rêve et l’engagement de servir… On n’a pas trouvé mieux depuis les affiches du XIXe siècle vantant les mérites des troupes coloniales !
Pourtant, le cinéma américain n’est pas exempt de velléités guerrières. Qu’ils soient ou non co-financés par le département de la Défense, il arrive que des films en disent plus sur la stratégie américaine que toute réflexion scientifique. Le retour de l’Amérique correspondant à la présidence Reagan est magistralement démontré dans la série des Rambo. Le premier, sans doute le mieux réussi cinématographiquement parlant, traite d’un ancien du Vietnam complètement déphasé. Les séries télévisées de la même époque, de Simon & Simon à Magnum, nous content la même histoire. Puis le ton change, devient plus belliqueux. John Rambo n’est plus ce paumé qu’un shérif de campagne voulait éradiquer. Il redevient cette bête de guerre qui va réparer les erreurs des années 1970 ; c’est la traduction cinématographique de “America is back”. On est loin des premiers opus de la “Guerre des étoiles”. Le troisième Rambo, en Afghanistan, correspond bien à la nouvelle glaciation des relations américano-soviétique. On est loin de la coopération policière de “Gorky Park”.
Cette logique semble se retrouver dans le film d’Edward Zwick, “Couvre feu” (“The Siege”), sorti en 1998, et que TF1 rediffusait hier soir. Lors de son passage dans les salles, des deux côtés de l’Atlantique, il passa pour ce qu’il est, un film raciste. Tourné quatre ans après le premier attentat contre le World Trade Center de New York (26 février 1993), il s’appuyait sur l’actualité de la bande de Gaza et des villes israéliennes pour décrire la menace terroriste de cellules arabes, identifiées comme palestiniennes, mais sans citer de nom de groupuscules. Le film montre une lente montée de la psychose, où New York est transformé en un Tel-Aviv où les transports publics, les lieux de spectacles, les écoles et les administrations sont la cible de véhicules piégés. Il décrit la psychose de la population, où les seuls ratés du moteur d’un bus laissent craindre une explosion. Il s’appesantit sur les tiraillements entre le FBI et la CIA, sur l’incapacité de la communauté du renseignement à prévoir l’imprévisible menace.
Ce film, que d’aucun ont voulu ranger trop vite dans la lignée des “films de sécurité nationale” (Jean-Michel Valantin, Hollywood, le Pentagone et Washington - Les trois acteurs d'une stratégie globale Autrement - Frontières 2003), ne doit rien à la relecture du Film Liaison Office du Pentagone. Il ne peut pas être placé dans la lignée des réalisateurs acquis à la politique de communication dirigée par Philip Strub. Aucun de ses sujets militaires n'a été réalisé avec le soutien financier du bureau de liaison cinématographique de l’Army. Pour son film sur la Guerre du Golfe, “A l'épreuve du feu” (“Courage Under Fire”) (1996), les négociations n’ont pu aller jusqu’au bout. Dans ce cas, avait estimé Strub, “un des gros problèmes était que dans l’équipage de Meg Ryan, il n’y ait pas un bon soldat.” Mieux, “The Siege” avait été son dernier film en tant que réalisateur avant 2003, où il reprit sa réflexion polémologique dans “Le Dernier samouraï”, nouvelle variation sur la rencontre de l’Occident et de l’Orient, en l’occurrence le Japon de la fin du XIXe siècle.
L’histoire du journaliste du New York Times, Lawrence Wright, se fonde sur la lecture de deux séries d'articles sur la CIA, parus dans le New York Times sous la signature de Tim Weiner. La version finale a été rédigée par le producteur réalisateur Edward Zwick, en collaboration avec Menno Meyjes. Aucun conseiller du gouvernement n’est intervenu ; seules des interviews d’agents de terrain ont été menées. Pourtant, il n’empêche que ce film sonne juste. Il sonne même beaucoup plus juste aujourd’hui, trois ans après le 11 septembre 2001, qu’à sa sortie, cinq ans après le premier attentat de Manhattan. Il sonne juste non parce qu’il anticipa la menace sur New York ; les secondes qui suivent l’explosion du bus n’est certes pas sans rappeler, le bruit, les sirènes, les gens qui courent et la poussière, l’écroulement des tours du World Trade Center. Il sonne juste sur les méthodes de l’armée américaine. Encore une fois, ce ne sont pas les évidences qui parlent, le général Bruce Willis ne cesse d’avertir que l’armée n’est pas faite pour les opérations de police.
Mais, une fois la proclamation de l’état d’urgence, les rafles de personnes d’origine arabe, qui s’inspirent surtout de celles des Japonais après le 7 décembre 1941, nous mènent tout droit en Afghanistan et en Irak. Le zonage du stade où sont rassemblées les personnes interpellées ressemble à s’y méprendre au camp delta de Guantanamo. La scène de l’interrogatoire, le prisonnier nu sur sa chaise interrogé par l’agent féminin des services de renseignement, n’est pas sans rappeler le première classe Lynnie England sur les photos d’Abu Grahib. Cette mise en scène ne sort pas de l’imagination de Lawrence Wright, d’Edward Zwick ou de Menno Meyjes, pas plus qu’elle ne se trouve dans les articles de Tim Weiner. Le Film Liaison Office de l’Army ne l’aurait certainement pas laissé passer.
Elle émane du conseiller militaire et des opérations spéciales, Jeffrey K. Beatty, un ancien spécialiste antiterroriste. Président-fondateur de Total Security Services International en 1992, il est un ancien commandant de la Delta Force (1981-1983), avant de passer au FBI (1983-1986), comme conseiller spécial de la FBI’s Hostage Rescue Team (HRT), pour s’occuper des jeux olympiques de Los Angeles (1984), et finalement à la CIA.
La mise en scène du siège attend ainsi la précision et le réalisme de “la bataille d’Alger” de Gillo Pontecorvo. Depuis le 9 janvier 2003, après une projection spéciale deux jours plus tôt à Bethesda (Washington, DC), en présence de Yacef Saadi, ce film a été montré à New York, Los Angeles, San Francisco, Chicago et Washington et a été visible dans un grand nombre de villes jusqu’à la fin de l’été. Le 8 septembre, Le Monde faisait état qu’une projection du film avait eu lieu le 27 août dans un auditorium du Pentagone et à laquelle ont assisté des officiers d’état-major et des civils. “Un responsable du ministère, dont les propos sont rapportés, anonymement, par le New York Times du 7 septembre, déclare que ce film ‘donne une vision historique de la conduite des opérations françaises en Algérie’ et que sa projection était destinée à ‘provoquer une discussion informée sur les défis auxquels les Français ont dû faire face’”. Et les Américains en Irak…

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