4.10.04

Diplomatie parallèle

La diplomatie parallèle a cela de commun avec le renseignement : elle est secrète. Quelle soit privée, comme tend à nous le faire croire le parlementaire Didier Julia, ou publique, elle s’accommode très bien de l’ombre. Dans des négociations aussi délicates que celles entourant la libération des otages français en Irak, il était clair que la diplomatie officielle ne pouvait agir au grand jour. Le général Philippe Rondot, plus connu pour son arrestation du terroriste Carlos que pour ses connaissances pratiques du monde arabe, est en action entre Damas, Amman et Bagdad. Cette enquête parue dans Le Monde correspond aux indications d’une opération initiée par d’anciens de la Francafrique, ces réseaux africains dont la DGSE tente de se séparer depuis quelques années, mais qui restent bien utile. La Côte d'Ivoire est bien liée avec le Liban, et par là avec la Syrie. L'envoi d'équipes parallèle est courant dans ce genre d'opérations. Et c'est la deuxième fois que la France se fait attrappée ; la dernière fois, c'était en juillet 2003 pour tenter de libérer Ingrid Betancourt, aux mains des FARC depuis février 2002. mais on ne se souviens pas des voyages de Jean-Charles Marchiani au Liban et en Bosnie... Envoyé spécial de Charles Pasqua, ministre de l'intérieur en 1988 et 1995, il est l'acteur central de la libération de Marcel Carton, Marcel Fontaine et Jean-Paul Kauffmann, puis de deux pilotes français, le capitaine Frédéric Chiffot et le lieutenant José Souvignet. Ces deux missions sont entourées de troubles. Pour l'opération libanaise, une note blanche de la DST du 19 janvier 2001 l'accuse, sur la foi de sources anonymes, d'avoir voulu détourner une partie de la rançon. En Bosnie, l'instruction du juge Courroye — qui enquête sur l'affaire Falcone, pour laquelle l'ancien agent de la DGSE, passé chez Servair et Thomson, avant de devenir préfet et député européen, a été mis en examen et incarcéré — révèle qu'il n'aurait dû son succès qu'en récupérant les informations d'un autre émissaire français, le général Pierre Gallois. Le scandale, si scandale il y a, ne tient pas au recours à ces méthodes. Il est dans sa médiatisation et son utilisation politique. On oublie trop facilement que derrière cette opération, son objet en fait, il y a trois hommes…

A la fin août, Bruno Joubert, directeur Afrique au Quai d’Orsay, après avoir travaillé à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), demande à son ancien « service » d’enquêter sur Moustapha Aziz. Cet homme d’affaires saoudien et/ou marocain, marchand d’armes, ancien proche de feu le maréchal Mobutu et nouvelle étoile montante dans l’entourage du président ivoirien, Laurent Gbagbo, serait sur le point d’être nommé numéro deux de la délégation ivoirienne auprès de l’Unesco, dont le siège se trouve à Paris. Tir de barrage de la France : "On n’allait pas nous faire deux fois le coup de Falcone", explique un officiel, se référant à Pierre Falcone, l’homme d’affaires lié au président angolais Eduardo dos Santos, qui lui a offert la protection d’une immunité diplomatique contre des poursuites judiciaires en France en l’intégrant dans la délégation angolaise à l’Unesco.
Dimanche 5 septembre, le député (UMP) Didier Julia s’envole du Bourget, à 17 h 2, à bord d’un avion de la présidence ivoirienne. "C’est exact, je ne m’en suis pas caché et j’en ai informé le président de l’Assemblée nationale", expliquera-t-il a posteriori. Au courant de l’équipée franco-ivoirienne qui débute ainsi, la DGSE établit une "note blanche" dont le patron du service, Pierre Brochand, décide, à sa discrétion, qui en seront les destinataires au cœur de l’Etat. Cette entrée en scène de M. Julia intervient deux jours après l’échec, toujours inexpliqué, le vendredi 3 septembre, d’une libération des deux otages français en Irak. La veille, le jeudi 2 septembre, le numéro deux de la rédaction du Figaro, quotidien pour lequel travaille l’un des journalistes otages, était sollicité pour rencontrer Moustapha Aziz. A la suite de ce contact, le journal prévient le ministre de l’intérieur, Dominique de Villepin.
Le dimanche 5 septembre, Didier Julia part pour Amman, mais, en raison d’un problème avec le plan de vol déposé, est détourné sur Le Caire. Ce n’est que le lendemain qu’il atterrit dans la capitale jordanienne. Toujours à bord de l’avion ivoirien mis à sa disposition, Didier Julia rentre à Paris, le 9 septembre. Il repart dès le lendemain, cette fois avec d’autres membres de son équipe à laquelle appartiennent un ancien directeur à l’Unesco, Bruno Carnez, un professeur d’histoire à la Sorbonne, Philippe Evano, qui est un ancien des "réseaux Foccart" pressenti pour entrer au cabinet du ministre délégué à la Coopération, Xavier Darcos, ainsi qu’un ex-commando de marine, pilote d’hélicoptère et nageur de combat, Philippe Brett, recyclé dans le privé comme garde du corps, entre 1997 et 1998 auprès de Bruno Gollnisch, le numéro deux du Front national, Bruno Gollnisch. Philippe Brett a été par ailleurs, en 2000, cofondateur d’une structure de lobbying pro-Saddam Hussein, l’Office français pour le développement de l’industrie et de la culture (Ofdic).
Moustapha Aziz est également monté dans l’avion ivoirien, "avec des valises d’argent", à en croire un membre du groupe, qui se sent aujourd’hui "ridiculisé et laissé sur le carreau". Toute l’équipe sponsorisée par la Côte d’Ivoire a pour mandat de libérer les deux journalistes pris en otage en Irak, Christian Chesnot et Georges Malbrunot, ainsi que leur chauffeur syrien Mohammed Al-Joundi. Leur interlocuteur à Abidjan est Moïse Koré, un pasteur évangéliste et, selon ses dires, "guide spirituel" du chef de l’Etat ivoirien. Après deux années de guerre civile, Laurent Gbagbo cherche à se concilier les faveurs de Paris, où il est mal vu en raison des agressions antifrançaises orchestrées par ses "patriotes" et les agissements de ses "escadrons de la mort". Or les rebelles qui le combattent refusent de rendre les armes à l’échéance fixée, le 15 octobre, et le président ivoirien veut pouvoir compter sur les 4 600 soldats français déployés dans son pays pour les y contraindre.
Dimanche 12 septembre, Didier Julia rentre à Paris sur un vol régulier, via Londres. Le député ne rejoindra son équipe, laissée à Damas, que le 30 septembre, via Beyrouth, à bord d’un avion Middle East Airlines (MEA).
Samedi 18 septembre, les autorités françaises reçoivent d’une source jugée fiable la preuve que les deux journalistes otages sont "en vie et bien traités", selon Michel Barnier. Les efforts pour obtenir leur libération s’intensifient.
Mardi 28 septembre, en fin de matinée, depuis Abidjan, le pasteur Moïse Koré appelle, à Paris, Jean-Pierre Camouin. Sénateur (UMP) sortant, franc-maçon, celui-ci passe pour un proche de Jacques Chirac, qui l’a emmené, en octobre 2003, sur un voyage présidentiel au Mali et au Niger, où il lui a publiquement donné l’accolade. Depuis, Jean-Pierre Camouin est entré dans le "village" franco-africain, notamment en Centrafrique et en Côte d’Ivoire. En janvier 2004, il a fondé une structure de lobbying, le Cercle d’amitié et de soutien au renouveau franco-ivoirien (Carfi), auquel a adhéré le gotha des entreprises françaises présentes en Côte d’Ivoire. Jean-Pierre Camouin est en contact suivi avec les deux pivots de la politique africaine de la France, Michel de Bonnecorse, à la tête de la "cellule africaine" à l’Elysée, et Nathalie Delaplame, chargée d’Afrique au cabinet du ministère des affaires étrangères et qui était déjà à cette place du temps de Dominique de Villepin.
Ce mardi à la mi-journée, Jean-Pierre Camouin affirme avoir reçu, depuis Amman, un appel de Philippe Evano, qui lui aurait expliqué que des rivalités seraient nées au sein de l’équipe Julia-Aziz, alors que la libération des otages français était à portée de main. Philippe Evano presse l’ancien sénateur d’intervenir auprès de Jacques Chirac pour que le chef de l’Etat "négocie avec les Américains un couloir de sécurité pour sortir les otages". Jean-Pierre Camouin déclare au Monde avoir alors appelé, à Abidjan, Moïse Koré, qui lui confirme les vives dissensions au sein du groupe financé par la Côte d’Ivoire et lui demande, de toute urgence, d’intervenir auprès de l’Elysée et du Quai d’Orsay pour calmer le jeu et "coordonner" l’opération.
Jean-Pierre Camouin appelle, mardi midi, Michel de Bonnecorse à l’Elysée, qui affirme au Monde avoir transmis l’information "aux gens compétents", à l’Elysée et à la cellule de crise interministérielle. Il lui aurait promis de "transmettre" le message reçu. Jacques Chirac, qui suit de très près l’affaire des otages, a donc dû apprendre, mardi 28 septembre, qu’une tentative de libération des deux journalistes était en cours et se heurtait à des difficultés telles qu’on faisait appel à son aide.
Le mardi soir, la rupture entre les Français, autour de Didier Julia, et les Ivoiriens, autour de Moustapha Aziz, devient irréparable : au nom des premiers, et pour prendre de court les seconds, Philippe Brett s’exprime sur la chaîne satellitaire Al-Arabiya en s’identifiant comme "émissaire" français ayant rencontré les journalistes prisonniers et pouvant obtenir leur libération, grâce à un "accord" conclu avec leurs ravisseurs. Ceux-ci, d’après les explications données a posteriori par Michel Barnier, ont rompu le même jour le contact établi, depuis le 18 septembre, avec les autorités françaises.
Ce mardi, ou le lendemain, Didier Julia aurait fait parvenir une note à l’Elysée décrivant ses intentions. Selon une source politique interne à la majorité, elle aurait été accompagnée d’un contact téléphonique entre le député et Maurice Gourdault-Montagne, conseiller diplomatique du président. Mais ce dernier, sollicité par Le Monde dément formellement la note et l’entretien.
Mercredi 29 septembre,dans la matinée, Jean-Pierre Camouin appelle au Quai d’Orsay Nathalie Delapalme. Il lui parle du conflit, désormais ouvert, entre Didier Julia et Moustapha Aziz. Lui a-t-il demandé, comme l’avait souhaité Moïse Koré, d’y mettre fin ? "Je n’ai pas le souvenir de cela", explique au Monde Nathalie Delapalme, qui est en revanche certaine d’avoir transmis l’information au directeur de cabinet de Michel Barnier, Pierre Vimont, qui occupait également déjà cette fonction du temps de Dominique de Villepin.
Mercredi soir, le général Philippe Rondot, coordonnateur du renseignement au ministère français de la défense, quitte Paris pour Damas, la capitale syrienne.
Vendredi 1er octobre,Didier Julia, arrivé la veille en provenance de Beyrouth, multiplie à Damas les déclarations à la presse sur l’imminente libération des otages français. A la mi-journée, son collaborateur Philippe Brett prétend, dans un entretien téléphonique avec Europe 1, être en Irak, aux côtés de Christian Chesnot et Georges Malbrunot, en route pour Damas. Localisé par l’usage de son téléphone portable, il s’avère par la suite que Philippe Brett se trouvait à ce moment non pas en Irak mais dans la banlieue de Damas. Vendredi soir, pour expliquer l’absence des otages français, Didier Julia soutient que leur convoi aurait été attaqué par l’armée américaine, qui aurait tué "six gardes irakiens". Un porte-parole américain dément aussitôt l’information, que la France officielle ne commente d’aucune manière.
Tard dans la soirée, Didier Julia dénonce la présence d’"émissaires disant agir au nom de la France, porteurs de valises de billets de banque". Il précisera ultérieurement qu’il ne parlait pas de Français. Selon toute vraisemblance, il visait ses ex-partenaires et nouveaux rivaux autour de Moustapha Aziz.
Samedi 2 octobre, Didier Julia affirme avoir rencontré, dans la nuit, dans son hôtel à Damas, Philippe Brett, qui serait ensuite reparti pour l’Irak. Ce qui est faux : son collaborateur n’est pas passé au poste frontière, qui ferme du reste à 19 heures.
A Paris, l’entourage de Jacques Chirac fait savoir que le président est "inquiet" de l’opération menée par Didier Julia, une "immixtion dans un processus délicat". Dès jeudi, l’Elysée avait démenti avoir mandaté le député, déclarant : "Certaines personnes disent qu’elles ont une mission confiée par le président de la République. C’est totalement sans fondement." Mais l’Elysée avait souligné qu’il ne fallait négliger aucune chance, même minime, pour obtenir la libération des otages.
Depuis Damas, Didier Julia reproche aux autorités françaises de vouloir faire de lui un "bouc émissaire" pour masquer leur impuissance dans la crise des otages.
Dimanche 3 octobre, le porte-parole du gouvernement, Jean-François Copé, déclare que "l’initiative totalement personnelle prise par le député Didier Julia, sans aucun lien de quelle que nature que ce soit avec l’action diplomatique conduite par notre gouvernement, est profondément regrettable". Il ajoute : "Le risque d’une action comme celle-là, c’était de faire croire qu’il pouvait y avoir, ici ou là, je ne sais quelle duplicité de la part de la France, alors qu’il n’y en a aucune."
Dans la soirée, Jean-Pierre Camouin arrive à Abidjan sur un vol Air France, à bord duquel voyage également, par coïncidence, le juge Patrick Ramael, qui a mené l’enquête judiciaire sur le meurtre, le 21 octobre 2003, du correspondant de Radio France internationale à Abidjan, Jean Hélène, et qui instruit actuellement l’enlèvement suivi de la disparition d’un autre journaliste français en Côte d’Ivoire, Guy-André Kieffer, dont on est sans nouvelles depuis le 16 avril.

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