12.10.04

Morale et politique en Europe

Les déclarations du futur commissaire à la justice, la liberté et la sécurité, l'Italien Rocco Buttiglione, mettent en émoi le Parlement européen, qui devra se prononcer, à la fin du mois, sur la nouvelle Commission. Ce catholique proche du Vatican, dont on connaissait les positions conservatrices dans le domaine des mœurs et de la famille, a justifié les craintes des libéraux et de la gauche en condamnant l'homosexualité comme un péché et en définissant le rôle de la femme. Certes, cet éminent professeur de philosophie politique a assuré, citant Kant, que le droit devait être distingué de la morale et que ses opinions sur l'homosexualité n'auraient aucune influence sur sa politique. « On peut considérer beaucoup de choses comme immorales, a-t-il précisé, mais on ne peut pas pour autant les interdire. » Quant à sa conception de la famille, elle relève, selon lui, de la philosophie, et non de la politique. Ces précisions n'ont pas suffi à désarmer ses adversaires de gauche, à commencer par le président du Parlement européen, le socialiste espagnol Josep Borrell, qui envisagent de demander à José Manuel Barroso, le futur président de la Commission, d'attribuer un autre portefeuille à Rocco Buttiglione.
La commission des libertés publiques du Parlement européen, présidée par le libéral français Jean-Louis Bourlanges, a émis, lundi 11 octobre, un avis négatif à la désignation de l'Italien Rocco Buttiglione en tant que commissaire européen à la justice et aux affaires intérieures. Le suspense sur cette procédure d'investiture est très limité dans la mesure où le Parlement, dominé par la droite, a déjà approuvé fin juillet à une nette majorité la nomination du conservateur portugais à la tête de la Commission. Le Parlement ne peut en outre que récuser l'exécutif européen dans son ensemble et pas l'un des commissaires. Immédiatement, les rangs italiens se sont élevés contre ce double rejet, « comme catholique et comme libéral » (Marco Follini, secrétaire général de l'UDC, le petit parti centriste de la coalition dont M. Buttiglione était le président), l’assimilant à « un acte grave, non seulement contre l'Italie, mais contre tout le monde catholique » (Gianni Alemanno, dirigeant du parti Alliance nationale), lui octroyant « des relents intégristes, voire obscurantistes » (Silvio Berlusconi). « C'est un vote idéologique qui malheureusement a toutes les caractéristiques d'un vote discriminatoire et presque raciste », a même déclaré Roberto Calderoli, dirigeant de la Ligue du Nord.
Cette crise, puisque cette controverse, après l'audition des nouveaux commissaires par le Parlement européen, a mis en lumière des faiblesses au sein de l'équipe de José Manuel Barroso, n’est pas sans rappeler celle qui avait secoué le Landerneau européen à propos des « racines chrétiennes » de l’Europe. Elle avait marqué toute la présidence italienne de l’Union et s’était soldée par un veto français. L’Italie s’était à l’époque lancée en franc-tireur, annonçant la volonté de défendre cette ligne lors d’une des cérémonies qu’elle organisait, en Europe et aux Etats-Unis, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du pontificat de Jean-Paul II. C’était à Strasbourg dans un discours du vice-président du conseil italien, Gian-Franco Fini, le 2 juillet 2003. La nouvelle avait été occultée des médias par un mauvais jeu de mot de Silvio Berlusconi. L’opération avait été accueillie favorablement par le Saint-Siège et recueillit le soutien de la Pologne.
Cette querelle intellectuelle est symptomatique de l’impossibilité de pensée l’après-Guerre froide de la société occidentale. Le besoin de religiosité qui s’est fait jour au détour des années 1980, avec l’explosion du phénomène sectaire et l’affaiblissement symétrique des grandes religions occidentales, surtout catholique, conduit tout naturellement à confondre morale et politique. Cette dernière a même sombré dans un relativisme qui semble avoir, sinon brisé, du moins mis en panne le contrat social qui la fondait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, tout ne semble plus être que paroles, des mots non soutenus par des idées. En témoigne cette volonté messianique d’exporter la démocratie dans le monde, de l’imposer même par la force si les pays ne disposent pas d’une tradition affirmée. C’est faire fi du long cheminement vers le libéralisme politique qui marqua à travers les siècles les sociétés d’Europe et d’Amérique du Nord. Mais, bien sûr, aujourd’hui, et particulièrement en France, il n’est de libéralisme qu’économique, et encore est-il qualifié d’ultra ! Voilà pourquoi la gauche française se déchire sur la question de la constitution européenne. Le mot a tellement été vidé de sens, de tout sens, qu’il devient impossible de le prendre pour ce qu’il est.
Reste un idéalisme démocratique a tout va, témoin de la fragilité du modèle politique occidental puisqu’il ne repose plus sur un idéal démocratique. L’Occident d’aujourd’hui est celui du Patriot Act, de la peur du Grand Turc, de l’anthrax et de la bombe sale. Il vit un présent recomposé, assisté par des médias qui distillent le culte de l'émotion, l'accumulation de connaissances inutiles, une nette prédominance des oppositions binaires (nous et les autres, l’axe du bien et l'axe du mal, la civilisation et les barbares). L’ethnocentrisme et l’homogénéisation sont les deux seules tendances à être valorisées face à la Nation, jugée incapable de se transformer à l’échelle européenne. C’est le triomphe de l'impérialisme des images.
Seul un retour au politique pourrait éviter ce délitement. Alcide de Gasperi disait, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qu’il ne pouvait y avoir de démocratie sans démocratie sociale. C’est toujours vrai.

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