11.10.04

Virtualité terroriste

Finalement, Kenneth Bigley, l’otage britannique détenu depuis trois semaines en Irak par le groupe al Tawhid wal Jihad (Unification et guerre sainte), de l’islamiste jordanien Abu Musab al Zarqawi, a été assassiné.
La nouvelle de sa mort avait éclaté à la mi-journée de vendredi, lorsque la chaîne Abu Dhabi TV annonça avoir reçu une vidéo montrant son assassinat, sans toutefois la diffuser pour ne pas « servir de porte-voix à de tels groupes et à leurs action ». Elle n’avait pas été mise ne ligne sur le site utilisé habituellement par les assassins, mais sur un nouveau, créé spécialement. Selon les journalistes qui ont visionné ce film, l’otage, vêtu d’une combinaison orange, est agenouillé, mains liées derrière le dos, devant six hommes masqués. Cinq d’entre eux portaient des armes, tandis que le sixième, au centre, un grand large d’épaule avait un long couteau à la ceinture. Derrière ce groupe, un mur en brique nu et le drapeau blanc et noir d’al Tawhid wal Jihad Après avoir lu un communiqué en arabe pendant une minute, le sixième a sorti son couteau et tranché la tête de Ken Bigley, pendant que trois autres posent son corps à terre. La scène s’achève lorsque le tueur brandit la tête de sa victime. Le générique de cette « production » était en arabe, seul le nom de la victime était en alphabet occidental.
La classe politique et les commentateurs relèvent surtout le cynisme avec lequel le groupe al Tawhid wal Jihad, qui n’a jamais libéré vivant un seul de ses otages, a tourmenté sa victime en lui faisant enregistrer deux poignants messages vidéo, les 22 et 29 septembre, destinés à faire fléchir Tony Blair, et, faute d’y réussir, l’a ensuite assassinée lorsque son maintien en vie ne lui sembla plus utile. Dans son ultime message, Kenneth Bigley avait dit que la patience de ses ravisseurs « tendait à s’émousser et ce sont des gens très sérieux », précisant qu’ils avaient repoussé sa mort pour permettre aux autorités de la coalition de rependre à leur demande. Rapidement, pourtant, la Grande-Bretagne avait annoncé qu’aucune femme n’était retenue par ses troupes. Cette revendication n’est pas sans rappeler celle de la « Brigade Khaled Ibn al Walid », dépendant de l'Armée islamique en Irak. Sur une vidéo diffusée par al Jazira, le 10 juillet dernier, le prisonnier philippin, Angelo de la Cruz, demandait à la présidente Gloria Arrroyo de retirer les troupes philippines déployées en Irak, faute de quoi il serait exécuté dans les soixante-douze heures. Une exigence tout aussi difficile à comprendre que celle concernant Ken Bigley, puisqu'à ce moment là, seuls cinquante et un policiers philippins restaient déployés dans le pays [Camille Sarlin, « Les Philippines tentent d'obtenir la libération d'un otage en Irak », La Croix, 9 juillet 2004].
En fait, les ravisseurs veulent semer la discorde dans le camp de Washington. Dans le cas britannique, il s’agissait de braquer l’opinion publique contre Tony Blair, de le mettre en difficulté avec son parti, sur l’Irak, au moment où celui-ci tenait son congrès annuel. Pour l’instant, la majorité des Britanniques a soutenu le Premier ministre dans son refus de négocier avec les terroristes, sachant que tout autre choix était impossible.
Pendant ce temps, des questions surréelles sont apparues sur divers forums islamistes, comme le 20 septembre dernier, au lendemain de la décapitation du camarade de martyr de Kenneth Bigley, l'Américain Eugene Armstrong : le bourreau tenait-il correctement son couteau ? N’a-t-il pas égorgé sa victime trop lentement ? La lame aurait-elle dû être moins penchée ? Le geste, et non l’acte, était-il halal, conforme à la charia ? Grâce à Internet, une gestion médiatique de ces images peut être mise en place. Presque en temps réel, des réactions de sympathisants arrivent, des chats peuvent s’ouvrir avec les assassins. « L’Internet est devenu le principal outil de communication des groupes armés, aussi bien en interne que vers l’extérieur », explique Anne Giudicelli, une ancienne chargée de mission au ministère des Affaires étrangères, spécialisée dans les affaires de terrorisme
Cette arabisante suit la médiatisation terroriste depuis trois ans, scrutant leur jargon, leur façon d'opérer, les thèmes qui les agitent. Un travail de fourmi devenu essentiel depuis la recrudescence des prises d'otage et leurs mises en scène sur Internet, dont s’est fait l’écho Libération la semaine dernière [Christophe Ayad et Christophe Boltanski, « L'Internet, nouvelle caisse de résonance du jihad », Libération du 8 octobre 2004]. Leurs revendications sont souvent confuses, contradictoires, à l'authenticité douteuse.
Pour identifier les revendications, les services de renseignement sont à la peine. Alors que dire des journalistes… Les ravisseurs de Christian Chesnot et de Georges Malbrunot ont « recouru à différents supports. Par deux fois, ils ont installé une page provisoire qu'ils avaient louée, avec leur nom et leur logo ». Une « webhosting page » est facturée quinze dollars par mois et payable par carte de crédit. « Ils l'ont supprimée très vite par souci de sécurité, mais aussi pour contrôler leur communication ». L'autre technique utilisée consiste à poster des liens avec une page web sur les forums de discussion islamistes les plus couramment visités. « Rien ne permet de savoir qui a acheté ces pages ni depuis où, précise Anne Giudicelli. Le seul moyen d'authentifier un message est son contenu : le logo, des photos, la phraséologie, etc. »
Un site de l'Armée islamique en Irak, accessible via un forum hébergé par Yahoo, a même surgi samedi 2 octobre avant de disparaître deux jours plus tard. Outre les images des décapitations des deux Américains, il comportait les photos de plusieurs otages, dont les deux Indonésiennes libérées lundi, et les récents communiqués du groupe armé. En revanche, pas un mot sur les captifs français. Cette omission « pourrait accréditer la thèse selon laquelle les deux journalistes ont changé de mains », remarque Anne Giudicelli.
Reste que même la technique de mise en ligne peut révéler des convergences : longtemps al Qaïda et Tawhid wal Jihad ont loué des pages sur Hostinganime, avant de passer, tous deux et au même moment, chez un autre hébergeur, Freemyrust. Dans ce domaine, les Irakiens accusent un retard par rapport à leurs voisins saoudiens qui font figure de pionniers. Leurs « productions », bien qu'en progrès, sont plus pauvres, lentes à télécharger, reconnaissables à leurs images granuleuses… Autant d'indications ténues dans le maquis des groupes armés.
Des forums de discussion islamiques, deux sites émergent : al-Qalaa (la Citadelle) et Islah (la Réforme). Leurs accès sont plus ou moins verrouillés. Leur fréquentation permet de saisir les polémiques et les arguties souvent passionnées qui traversent ces petits cercles de l'islamisme extrême. Début septembre, alors que les appels à la libération des deux journalistes français se multiplient dans le monde arabe, de violentes harangues contre la France apparaissent, concernant la « loi sur le voile », son passé colonial, sa participation à la guerre du Golfe en 1991 ou son soutien aux généraux algériens… Ce réquisitoire n’est pas nouveau, ni propre à sera ensuite repris et mis en forme dans un communiqué signé par l'Armée islamique en Irak et diffusé à la mi-septembre sur son nouveau site, hébergé par une compagnie américaine qui offre des espaces libre pour sites web. Les internautes s'en prennent également à tous ceux qui ont volé au secours de Paris, du Hamas au Hezbollah en passant par Yasser Arafat ou Hosni Mubaraq, qualifiés de « traîtres » et d'« infidèles ». Les groupes « vont piocher sur ces sites les thèmes qui vont les nourrir idéologiquement. Ils semblent très sensibles aux avis de leur base », explique Anne Giudicelli.
Les discussions sont intenses. Lors d'un sondage organisé sur Islah, 75 % des intervenants se prononcent en faveur de l'exécution des deux journalistes. Certains exigent le retrait des forces françaises d'Afghanistan. Un autre suggère de réclamer à la France la libération de Carlos, converti à l'islam. Une revendication « farfelue », rétorquent aussitôt d'autres membres. « Au vu de leur dialecte, ce sont, pour la plupart, des gens du Golfe ou du Proche-Orient, Syrie, Liban, Palestine, Egypte aussi. Il y a peu de Maghrébins. »
Le cyberislamisme, s'il est opaque, répond à des règles non-écrites. « Ces forums ne connaissent aucun tabou en matière de violence, mais ils obéissent à une forme d'autorégulation. » Modérateurs et habitués interviennent afin d'écarter les plaisantins. Certains pseudos sont devenus des célébrités : « prince bin Laden », « l'amoureux des deux cheikhs ». Il arrive même que des sites attribuent des étoiles aux informations les plus crédibles ou dignes d'intérêt.
Internet permet une forme de démocratie participative entre les « jihadistes » et leurs sympathisants. Il a aussi accéléré la diffusion d'idées, de rituels et de pratiques d'un bout à l'autre de la planète. Ses vidéos sanglantes, qui n'épargnent aucun détail, sont autant de modes d'emploi. « Il y a une surenchère de la violence et du spectacle de la violence », selon Anne Giudicelli. Ce n'est sans doute pas un hasard si l'essor du virtuel a suivi la chute, en novembre 2001, du régime des talibans en Afghanistan. Déterritorialisée, al Qaïda n’est plus qu’une idéologie et des méthodes à télécharger.
Grâce à cet outil, les groupes clandestins peuvent se passer du concours d’al Jezira, promu depuis l’Afghanistan leur canal de communication. Sous la pression de Washington et dans un souci de mise à niveau commerciale, la télévision qatari refuse de plus en plus fréquemment de diffuser leurs images ou leurs communiqués.

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