9.12.04

A l'heure où le prix de l'acier s'envole et affole les investisseurs, comme naguère le cours des matières premières, à l'époque de la seconde industrialisation, ou des produits végétaux, à l'époque de l'exploitation tiers-mondiste des ex-colonies, voilà un propos bien dérangeant sur la nouvelle gouvernance fondée sur la seule mondialisation. D'aucun dirait qu'il s'agit d'un fulgurante critique du libéralisme sauvage. Et, du côté de la place du Colonel-Fabien, Georges aurait pu crier à la déliquescence du capitaliste, ainsi critiqué par son plus fidèle thuriféraire. Mais Moscou n'est plus dans Moscou... Quant à Washington ?

Figaro Littéraire
Les Mensonges de l'économie
de John Kenneth Galbraith

PAR YANN DE L'ECOTAIS
[09 décembre 2004]
Les Mensonges de l'économie, de John Kenneth Galbraith, traduit de l'anglais (américain) par Paul Chemla, Grasset, 92 p., 9 €.  

Donc, nous aurions rêvé et, sous notre nez, le monde se façonnerait sans que nous devinions les mécanismes. «L'Économie telle qu'on l'enseigne et qu'on y croit est très loin de la réalité». En moins de cent pages, John Kenneth Galbraith, né en 1908, ancien conseiller de Kennedy, ancien ambassadeur des États-Unis, éminent professeur, un des économistes américains les plus marquants de l'Histoire, nous livre les conclusions de ses soixante-dix ans de pratique, sur un ton mordant et jubilatoire revendiqué dès l'introduction de son dernier essai.
Le scandale financier d'Enron et la guerre en Irak ont sans doute décidé le vengeur à zébrer d'une ultime botte ce qu'il avait déjà nommé la «sagesse conventionnelle», l'économie acceptée par la presque totalité de l'univers, souvent d'ailleurs sans intention de nuire ou même de mentir. «Personne n'est particulièrement coupable : on préfère, et de loin, penser ce qui arrange chacun».
Ainsi Galbraith entraîne-t-il le lecteur dans une sorte de galerie des Glaces où la vérité économique, d'ailleurs opaque pour les meilleurs prévisionnistes, disparaît derrière une multiplication d'images fausses. Et le rire sarcastique de l'auteur résonne, quand le curieux se casse le nez.
Que signifie économie de marché ? à la différence de capitalisme ou socialisme, la formule n'a «aucun passé historique», mais un mérite : elle est «vide de sens», ce qui explique son choix – «une escroquerie», explique Galbraith. Elle permet de continuer à laisser croire que le consommateur demeure le maître du jeu, ce qui, selon la thèse constante du théoricien américain de la «filière inversée», se révèle, jour après jour, plus erroné. C'est le producteur, et lui seul, qui décide et modèle le marché. Dès lors, que mesure exactement un Produit intérieur brut (PIB) dont la composition résulte d'abord de la volonté de ce même producteur ? En partie floué, le consommateur se retrouverait-il cependant acteur sous la digne parure de la citoyenneté, par exemple grâce au secteur public ? Ce serait ignorer, au-delà de la «rhétorique la plus abondante et souvent la plus fastidieuse», «le rôle dominant du secteur privé dans le secteur public», y compris quand il s'agit d'environnement, de politique étrangère et de défense. De paix ou de guerre.
Ciel, mais à quelles valeurs se raccrocher ? Au travail, peut-être ? Mais de quoi parle-t-on exactement en utilisant ce mot «qui s'applique simultanément à ceux pour lesquels il est épuisant, fastidieux, désagréable et à ceux qui y prennent manifestement plaisir et n'y voient aucune contrainte» ? Alors, au contraire, à la finance ? Grave erreur. Ce monde, sous la tutelle des gourous de Wall Street, démontre une «ignorance inéluctable mais aux allures sophistiquées». Les analystes prétendument infaillibles «ne savent pas, et, en général, ignorent qu'ils ne savent pas».
Comble du mensonge, de l'écart entre la théorie et la réalité : même d'insoupçonnables experts-comptables en arrivent à fausser les bilans – perversion inimaginable pour Galbraith durant la quasi-totalité de son existence. C'est que dans un univers qui, de fait, vit sous le régime de la société anonyme, les actionnaires et ceux qui sont censés les représenter, les conseils d'administration, suivent de plaisants rituels mais ne détiennent aucune influence réelle. Poussant sa théorie ancienne de l'impérialisme de la «technostructure», Galbraith désigne les manipulateurs : le «management» qui s'autosalarie grassement, appuyé sur une «bureaucratie» volontiers reprochée à d'autres.
Galbraith ne pouvait torpiller cette économie en trompe-l'oeil sans régler une nouvelle fois leur compte aux «monétaristes», ceux qui croient au «pouvoir magique» de la monnaie. Un entrepreneur n'emprunte pas parce que les taux d'intérêt sont bas, mais parce qu'il imagine pouvoir vendre ce qu'il va fabriquer et gagner ainsi de l'argent. «La Federal Reserve (américaine)... ne contrôle les dépenses des consommateurs et des entreprises que dans le monde de la candeur naïve.» La reprise n'est pas au bout du crédit bon marché.
Le «polémoqueur», qui a ramassé les convictions de toute une carrière en formules drôles et assassines, veut bien, au fond, accepter trois idées : les entreprises du monde moderne ont corrigé les excès de l'époque capitaliste néolithique, le crédit bradé ne peut pas faire de mal à la croissance et, en conséquence, l'amélioration du niveau de vie sur une longue période prête peu à contestation.
Chaque ligne de cet essai consacré aux mensonges renvoie à une vérité : l'économie n'est pas une fin mais un moyen, sans prétendre pour autant à l'appellation de science exacte. Il faut la prendre – et l'apprendre ajouterait l'auteur que le jeu de mots ne rebute pas – avec précaution. Du point de vue de l'équilibre mental de chacun, d'ailleurs, le doute systématique remplace avantageusement l'huile de foie de morue.
Sans bouder son plaisir, mais sans suivre Galbraith dans toutes ses fulgurances, l'élève économiste retiendra cette conclusion du maître : «Ce que l'histoire de l'humanité nous a laissé de meilleur, ce sont des réalisations artistiques, littéraires, religieuses et scientifiques qui sont nées dans des sociétés où elles étaient la mesure du succès. L'art de Florence, la merveilleuse création civique que fut Venise, William Shakespeare, Richard Wagner et Charles Darwin nous sont venus de collectivités qui avaient un très faible PIB». Serait-ce à dire aux pauvres les mains pleines de talent ?

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