31.12.04

Quelques réflexions sur le temps qui passe

Au moment de quitter 2004, quel bilan pouvons-nous tirer sur l’évolution du monde ? L’Irak, la Palestine, l’Ukraine, la Chine, la démocratie en Amérique du sud et les résurgences de l’ère des dictatures, le protocole de Kyoto et les déréglements de la nature, la mondialisation, l’Organisation mondiale du commerce et la surchauffe du cours de l’acier, la chute du dollar face à l’euro, la Cour de justice de La Haye et ses émanations onusiennes, Bin Laden et la conspiration al Qaïda, l’Union européenne, son pacte constutionnel, ses nouvelles et futures adhésions, la Turquie… Année après année, ces questions font la « Une » de l’actualité. Demain sera-t-il mieux qu’hier, ou ne sera-t-il qu’une réédition d’aujourd’hui ? Le présent recomposé est le temps qu’apprécient les médias pour conjonguer l’actualité. Condamnés à ne vivre que dans une temporalité permanente, nous voilà réduits à subir les événements par une espèce d’impossibilité à comparer à l’aune de valeurs notre environnement.
Un problème que ne semble pas partager le Groenland, cette autre terre verte. Pourquoi elle ? Peut-être parce que ce comptoir, car il ne peut s’agir d’une « terrae incognitae », est de moins en moins appelé à le rester ? Le Gouvernement du Pôle Nord est appelé à exister bientôt, et son chef de l’Etat ou Premier ministre ne sera pas S. Claus, même s’il sera bien évidemment sous protection des Etats-Unis et du Canada, et pas uniquement dans la nuit du 24 au 25 décembre. Peut-être s’appelera-t-il même Jørgen Wæver Johansen ? D’ici à 2006, les Groenlandais devront se prononcer d’ici 2006 sur l’indépendance du territoire. Les travaux de la commission d’indépendance (Selvstyrekommission) ont bien avancé en 2004, les nogociations portant sur les derniers éléments relevant de la souveraineté danoise, les Affaires étrangères et la Justice.
Curieux destin que celui du Groenland ! Cette dernière terre « coloniale », même si elle dispose d’un gouvernement autonome, est devenu un département danois en 1953, après avoir vu s’installer une base de l’Air Force deux ans auparavant. Même si le radar de Thulé est placé sous le commandement de l’Alliance atlantique, il résulte d’un accord de défense américano-danois. Cette manifestation de souveraineté présente bien des relents de colonialisme. Bien entendu, la Guerre froide a contribué à la cristalisation de cette question, dont les Nations Unies n’ont jamais été saisies, même au nom des minorités nationales. La situation était suffisament tendue pour qu’une autonomie interne soit accordée au Groenland en 1979. Et c’est en raison de ce pouvoir souverain que le conseil du pays décida en 1985 de se retirer de la Communauté européenne, tout en conservant le parapluie de défense de l’OTAN. Cette année-là, les dix passait pourtant à douze, l’Europe agrandissant sa façade atlantique et méditerranéenne tandis que l’entrée de l’Espagne posait même la question des rapports de la Communauté avec l’OTAN… La raison du choix groenlandais est à rapprocher de l’entêtement suisse : conserver sa liberté de choix, en l’occurrence de fixer ses quotas de pêche et non de se les voir imposer par Bruxelles.
Dans ce monde matérialiste, cette décision signifiait le premier pas vers l’indépendance de la province danoise. Car seul le développement économique peut soutenir la souveraineté groenlandaise. Actuellement, l’économie reste très dépendante des exportations de poisson (94%, dont les crevettes roses, 63%) et d’une aide considérable de la part du gouvernement danois, qui assure environ la moitié des revenus du gouvernement. Le secteur public, incluant les entreprises publiques et les municipalités, joue également un rôle dominant. Malgré d’intéressantes activités liées aux hydrocarbures (pétrole et gaz) et aux produits miniers (zinc, plomb, minerai de fer, charbon, molybdène, or, platine, uranium), il faudra plusieurs années avant que la production puisse se concrétiser. Sur le court terme, le tourisme est le seul secteur à représenter un réel potentiel, malgré les coûts élevés et la courte durée des saisons.
Une opportunité climatique pourra peut-être faire la fortune de cette plus grande île au monde. Ses ports d’Aasiaat (Egedesminde), d’Ilulissat (Jakobshavn), de Kangerlussuaq, de Nanortalik, de Narsarsuaq, de Nuuk (Godthab), de Qaqortoq (Julianehab), de Sisimiut (Holsteinsborg) et de Tasiilaq devraient pouvoir bénéficier du réchauffement de la région arctique deux fois plus rapide que le reste du globe. Au-delà des considérations simplement climatiques (les chercheurs s’attendent à ce que la température monte de quatre à sept degrés, et que la moitié des glaces fonde d’ici la fin du siècle, contribuant à l’élévation du niveau des mers et à l’intensification du réchauffement de la planète), la disparition de la banquise permanente dans les vingt prochaines années (seule subsisterait une banquise d’hiver, dont l’étendue et le calendrier demeurent encore inconnus) devrait renforcer le poids géopolitique du Groenland. Se reposera alors cruellement la question de son appartenance à l’Union européenne. Le débat risque d’être moins houleux que pour la Turquie, car les populations sont luthériennes, mais tout autant délicat, puisque posant une question imminement politique, celle de la frontière de l’Europe. Et il n’est pas sûr que les Vickings plaisent mieux que le souvenir de Sulayman le magnifique…
Cette nouvelle donne climatique entraîne d’importantes répercussions au niveau du passage du Nord-Ouest, notamment en regard de la navigation commerciale. Si les glaces disparaissent au cours des prochaines années, cette route maritime deviendra praticable et permettra de réduire de façon considérable la distance entre l’Europe et l’Asie par rapport au trajet du canal de Panama, avec une réduction majeure des coûts associés au transport maritime. Par le passage du Nord-Ouest, le trajet entre Londres et Tokyo n’est plus que de 15 700 kilomètres, contre 23 300 par Panama et 21 200 par Suez, la principale route entre l’Europe et l’Asie, ce qui représente une route plus courte de 5500 km(26%). De plus, à la différence de Suez, et surtout de Panama, le passage du Nord-Ouest n’impose aucune limite de gabarit ni de tirant d’eau aux navires qui voudraient l’emprunter. Avec la fonte de la banquise arctique canadienne, il est possible que cette route devienne, à moyen terme, un chemin très fréquenté pour relier l’Europe à l’Asie. Grâce à la baisse des coûts des technologies de construction navale comme la double coque renforcée, il est possible pour des cargos de naviguer dans des eaux où flotte une banquise résiduelle. Le Groenland obtiendrait ainsi une position centrale et l’économie de ses ports ne pourraient qu’en profiter. D’un autre coté, le dégel faciliterait l’accès à certaines ressources, notamment au pétrole et au gaz naturel. Sans aucun doute, toutes ces répercutions menacent l’écosystème et le mode de vie des peuples nordiques. De surcroît, le réchauffement s’additionne à de nombreuses autres perturbations, comme la pollution, la sur-pêche, la démographie et les changements culturels et économiques.
Avec l’avènement d’un Etat groenlandais, le Canada serait moins seul à défendre sa souveraineté sur ce nouveau passage. Cette position est d’ores et déjà réfutée par les Etats-Unis et l’Union européenne, qui affirment que le tracé des lignes de base est invalide, et que le passage du Nord-Ouest serait plutôt un détroit international, dans lequel s’applique la liberté de passage. S’il l’était reconnu, la problématique, pour le Groenland comme pour le Canada, est qu’ils ne pourraient plus alors prétendre à un contrôle unilatéral et exclusif sur le transport maritime dans la région. Le libre passage des navires deviendrait donc la norme en respect des règles internationales, mais les deux Etats ne pourraient donc plus empêcher le passage de navires dans cette région. En août 1985, l’incident du Polar Sea avait contribué à la détérioration des relations entre les Etats-Unis et le Canada : le brise-glace américain de la United States Coast Guard avait alors traversé l’archipel arctique par le passage du Nord-Ouest sans en demander l’autorisation au gouvernement canadien. Suite à cette violation de la souveraineté canadienne, les deux pays avaient convenu de demeurer poliment en désaccord. Mais les perspectives d’ouverture du passage, avec la fonte des glaces, pourraient radicalement changer les perspectives pour les Etats-Unis. Outre l’avènement possible d’une importante route commerciale maritime et la mise en valeur du potentiel minier du Grand Nord, l’ouverture du passage du Nord-Ouest permettrait la desserte aisée de bases de lancement de missiles dans le cadre du programme de défense antimissiles. Un passage du Nord-Ouest libre de glaces déclencherait donc probablement une remise en cause des souverainetés existantes sur les détroits arctiques.
Il posera également la question de la souveraineté territoriale dans la zone Arctique. Actuellement, les Etats-Unies (l’Alaska), la Russie (les îles arctiques Russes), la Norvège (le Svalbard), le Danemark (le Groenland) et le Canada (l’archipel arctique du Canada), la Finlande, l’Islande et la Suède se la partagent au sein du Conseil de l’Arctique, établi en 1996. Il vise à la coopération circumpolaire et a pour mandat la protection de l’environnement arctique et la promotion du bien-être économique, social et culturel des peuples du Nord. Des représentants d’organisations internationales de peuples autochtones sont associés à ses travaux en qualité de participants permanents : la Conférence circumpolaire inuite, l’Arctic Athabascan Council, le Gwich’in Council International, le Conseil saami, l’Association russe des peuples autochtones du Nord (RAIPON) et l’Association internationale des Aléoutes. Enfin, des Etats situés à l’extérieur de l’Arctique, des organisations internationales et des ONG participent aux travaux du Conseil à titre d’observateurs. Le Conseil de l’Arctique a intégré la Stratégie de protection de l’environnement arctique (SPEA), devenant ainsi un des seuls organismes inter-gouvernementaux d’envergure circumpolaire, unique quant à l’ampleur du mandat politique qui lui a été confié par les Etats de l’Arctique. L’avènement d’un Groenland indépendant modifiera également la donne…

Huebert, R. B., « Security and the Environment in the Post Cold War Arctic », Environment & Security, no. 4, 2000, pp. 101-117.
Pharand, Donat, « Les problèmes de droit international dans l’Arctique », Revue Études internationales, volume 20, no. 1, mars 1989, pp. 131-164.

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