6.12.04

Réalité en fiction

« JAG », acronyme de Judge Advocate General, est une série du créateur de Magnum, Donald P. Pelisario, dont les premières diffusions sur la chaîne CBS ont débuté en 1995. L’objet de ce show télévisé consiste dans les services juridiques de la Navy. Il prend comme prétexte le nouvel avatar, à l’époque, de l’armée américaine, sa juridiciarisation. En aucun cas original, la série s’inscrit dans un contexte hollywoodien qui a vu se tourner « Des hommes d’honneurs » (« A Few Good Men ») en 1992, « Les Règles de l’engagement » (« Rules of Engagement ») en 2000, « High Crimes » en 2002… Pourtant, les événements post-11 septembre 2001 lui ont fait imprimer une tonalité particulière. Avec l’engagement des armées américaines en Afghanistan, puis en Irak, cette série exaltant le milieu militaire s’est drapée dans un emballage patriotique. Fini les apparitions de l’oncle Ollie, alias Oliver North, de la première saison… Cette évolution n’est pas plus étonnante que le sujet de la série à plus d’un titre. D’une manière générale, toutes les séries américaines ont intégré l’évolution donnée par ces attentats à la politique de leur gouvernement. Des séries comme « New York 911 » ont tourné spécialement, presque en direct, comme au bon vieux temps de la télévision, des épisodes sur l’événement, d’une intensité dramatique poignante. D’autres ont pris position sur la question irakienne, comme « The West Wing » ou le second opus de « 24 », montrant qu’une autre solution était possible. D’autres enfin ont été créées pour l’occasion, comme « Threat Matrix ». D’une façon générale, les séries américaines des années 2002-2004 reflètent la menace qui pèse sur les Etats-Unis, mettant en scène al Qaïda ou des intégristes islamiques ; certaines vont jusqu’à témoigner de la psychose ambiante, montrant des musulmans américains pris à tord pour des terroristes.
Mais, avec « JAG », l’évolution est plus précise. En effet, le scénario et le script de la série sont revus et, au besoin, corrigés, par l’équipe du Navy Film Liaison Office de Los Angeles. Ce bureau dépendant du Public Affairs Office est chargé de veiller à la bonne image de la Navy et des Marines dans les productions audiovisuelles. L’Air Force, l’armée de terre et la Garde nationale disposent du même système, leurs bureaux se trouvant dans le même bâtiment que ceux de leurs collègues marins. De fait, « JAG » a non seulement pris un tour plus patriotique que dans la période précédente (1995-2001), mais il est devenu un vecteur de la politique étrangère américaine. Dans les épisodes diffusés aux Américains aussi bien qu’aux téléspectateurs du monde entier, la thèse de la relation entre al Qaïda et l’Irak a été défendue dans un épisode.
L’épisode « Crimes de guerre », diffusé hier sur France 2 et programmé sur CBS le 6 février dernier sous le titre très américain « People vs SecNav », a non seulement posé la question de l’illégalité de l’intervention irakienne contre l’Irak, mais aussi celle de la Cour pénale internationale de La Haye, dont les dispositions juridiques mises en place par le gouvernement Bush, tant sur le plan intérieur qu’internationale, tout au long de l’année 2002, ont eu pour effet de neutraliser la portée pour tout ressortissant américain (cf. Julien Detais, « Les Etats-Unis et la cour pénale internationale, http://www.droits-fondamentaux.org/IMG/pdf/df3jdeucpi.pdf). L’épisode présentait les conséquences judiciaires de l’attaque aérienne américaine sur une petite ville irakienne, dont l’hôpital local abritait des munitions et des snipers. Pour les besoins de la dramatisation, une Irakienne venue témoigner à La Haye symbolisait le martyr des populations civiles : son mari, instituteur, était porté disparu depuis six ans, emporté par la folie de Saddam Hussein, et son fils avait été tué dans l’action américaine.
L’assignation du secrétaire à la Marine avait pour but de montrer le légalisme américain. Son arrestation dans le hall rempli de journalistes en est la démonstration éclatante ; il se faire sans mot dire, et ses avocats le regardent partir. Le lendemain, il est libéré de sa cage en verre sécurisé, au prétexte qu’il n’est pas un criminel de guerre. La tentative d’assassinat dont fait l’objet le lieutenant noir des Marines qui avait requis le feu aérien, contribue à faire passer les Etats-Unis d’accusé à victime de la mauvaise fois de l’opinion publique internationale. L’arrogance américaine mise en avant par le procureur général est mise en pièce par l’offre d’arrangement qui préserverait la Cour, histoire de dire que tout le monde est convaincu, au fond, de la justesse du combat américain. Et le secrétaire à la Marine de nier que les Etats-Unis agissent pour « de la terre, de l’argent ou du pétrole » ; ils sont toujours, comme en 1917, en 1941 et pendant les quarante années de Guerre froide, les défenseurs du monde libre. Cette justification de la guerre préemptive avait été résumée violemment dans le journal de Ruppert Murdoch, The New York Post, le 10 février 2003 : en Une, les croix blanches de Coleville-sur-mer et en commentaire « Ils sont morts pour la France, mais la France l'a oublié. »
Le dénouement rappelle que les Etats-Unis ont des alliés. Alors que le procureur général reste sans nationalité visible, est-il néerlandais comme on peut le comprendre lorsqu’il rappelle que les Pays-Bas ne disposent pas de la peine de mort — ce que déplore le secrétaire à la Marine —, ou français comme on peut en déduire lorsque le secrétaire à la Marine l’invite à se souvenir de leur deux siècles d’amitié autour d’un verre de Bordeaux, le juge est italien. Il s’appelle Berlusconi. Et dans un jugement digne du président du Conseil italien, il s’affranchit de la rigueur du droit international pour l’analyser au besoin au cas par cas, histoire de renvoyer la violence irakienne à un rang moral supérieur à celle des armées américaines, et condamne les Etats-Unis à réparer. Ce qu’ils auraient de toute façon fait, la reconstruction étant un juteux marché…
Le contrepoint américain est intéressant à noter puisque, en parallèle, se déroule un problème domestique au sein de la famille d’un officier subalterne, la disparition, puis la fugue de son fils aîné. Le dénouement amène à jeter un regard sur la société américaine, obligée de régler tous les problèmes du monde, alors qu’elle est incapable de résorber son quart-monde, où vivent des vieillards et des enfants à deux pas des supermarchés…

Aucun commentaire: