21.12.04

Retour au Darfour

Sur le continent oublié, les jours passent sans que les médias internationaux ne déplacent leur agenda vers l’Afrique. Cet été, alors que l’Irak semblait avoir livré ses événements les plus spectaculaires, la crise du Darfour était sortie des limbes dans laquelle elle était confinée depuis son éclosion en février 2003. La couverture en avait été folklorique, chacun croyant avoir affaire à une réminiscence du conflit du sud-Soudan, opposant musulmans du Nord aux chrétiens du Sud. Après un léger flottement, tout son intérêt disparut lorsque l’on s’aperçut qu’ils ne s’agissaient que de musulmans, de famine et de déplacement de population. L’enjeu était de mâter la rébellion du Mouvement pour la justice et l'égalité et du Mouvement pour la libération du Soudan, qui souhaitait le développement de cette région de l’ouest du pays. Les chiffres estimés par les Nations -Unies, au moins 70 000 morts, en majorité des civils, et 1,6 million de déplacés ou réfugiés, n’étaient pas vraiment suffisants pour retenir l’attention du monde.
Pourtant, la diplomatie de l’Union africaine (UA) était en action. Un accord de cessez-le-feu, signé en avril à N'Djamena, la capitale tchadienne, a marqué une première étape du processus de paix engagé par l'UA. Trois séries de négociations ont suivi depuis dans la capitale nigériane, Abuja. La dernière a échoué aujourd’hui à 10 heures CET. Deux jours après son ouverture, cette troisième session s'est retrouvée dans l'impasse en raison du départ des deux délégations rebelles, protestant contre l'offensive gouvernementale en cours dans le sud du Darfour. Depuis vendredi, les responsables de la force militaire déployée par l'UA dans cette province aride de l'ouest du Soudan attestent de la reprise des combats, notamment dans le Sud, autour de la ville de Labado, théâtre depuis le début du mois d'une offensive des troupes soudanaises. Un de ses hélicoptères a même été pris pour cible, donnant le signal à l’offensive gouvernementale.
Lundi soir, les Etats-Unis se sont dits « gravement préoccupés » par ce regain de violence. Le président de l'UA, le président nigérian, Olusegun Obasanjo, avait tenté dimanche de sauver ces pourparlers en mandatant, selon des diplomates africains, la délégation libyenne pour mener une nouvelle médiation. L’implication de la Libye n’est pas anodine. Le Darfour reste à ce jour un sanctuaire pour des rebelles tchadiens. Jusqu'à la fin des années 1980, Kadhafi y recrutait sa Légion islamique. Mais celle-ci a été rejetée lundi par les délégués rebelles après de premières consultations. Seule la délégation soudanaise a exprimé son plein soutien à l'intervention libyenne. La Libye a proposé, avec l'appui du Nigeria et du Tchad, que toutes les parties s'engagent à cesser immédiatement le feu sur tous les fronts, conformément à l'esprit et à la lettre de l'accord qu'elles ont signé à N'Djamena le 8 avril, et qu'elles se retirent simultanément des positions qu'elles ont occupées depuis cette date. Cette position est aussi celle des rebelles. Mais Tripoli prévoyait aussi la formation d'une commission conjointe, regroupant les belligérants, le Nigeria, la Libye, l'UA et la commission du cessez-le-feu, pour contrôler ce retrait Or, les rebelles ne veulent pas entendre de la mise en place d’un nouveau mécanisme de négociation.
Ce feuilleton humanitaire de l’été dernier consacré à l'Afrique a vu ses épisodes calqués sur le calendrier électoral américain. En mars, le Soudan était « la » success story de la diplomatie américaine. Le plus grand pays d'Afrique allait signer un accord de paix, négocié sous la houlette de Washington et qui devait mettre fin à une guerre entre le Nord et le Sud vieille de vingt et un ans. En septembre, l'Amérique de George W. Bush a dénoncé le pouvoir « génocidaire » de Khartoum et songeait sûrement à changer de régime au Soudan, si la démocratisation n'avait de l’Irak et de l’Afghanistan ne marquait pas déjà le pas. L'Américain Colin Powell et le Britannique Jack Straw se sont succédé au Soudan pour y exhorter le pouvoir central à rétablir la paix dans le Darfour.
Washington a ajouté de la plus-value géopolitique au désastre dans le Darfour. En arbitrant le prétendu conflit entre le "nord musulman" et le "sud chrétien" du Soudan, le président Bush a cru accomplir ce que son père au pouvoir avait appelé, à propos de « sa » guerre humanitaire en Somalie, « God's own work », le travail de Dieu. Cette résonance religieuse — « the Jesus facture » — n'a rien d'abstraite lorsque l’on sait que le fils de Bill Graham, le prédicateur qui a aidé George W. Bush à abandonner l'alcool et à retrouver le droit chemin, est responsable d'un projet de santé à Yei, au Soudan du Sud, qui a été plusieurs fois bombardé par l'aviation gouvernementale. Et quand l'actuel président américain a désigné un représentant personnel pour le Soudan, en septembre 2001, son choix s'est porté sur l'ancien sénateur John Danforth, un prêtre épiscopal.
L'accord entre le Nord et le Sud a donné le mauvais exemple, mais pas seulement en raison de sa grille de lecture religieuse. Pendant six ans, jusqu'à la tenue d'un référendum d'autodétermination, la guérilla sudiste est appelée à administrer la moitié méridionale du pays, avec sa propre armée, sa propre banque centrale et sa part des pétrodollars tirés de « son » sous-sol. L'idée a aiguisé des appétits dans le Darfour, promis à un avenir pétrolier. Au demeurant, elle séduit aussi l'est du Soudan, dont le prochain soulèvement, avec l'appui de l'Erythrée, ne constituerait guère une surprise. En attendant, au « pays des Fours », entièrement islamisé, la foi révélée ne peut pas servir de marqueur identitaire. Mais l'opposition meurtrière entre « pasteurs nomades arabes » et « cultivateurs africains » fait tout aussi bien l'affaire. On peut également impliqués les soldats perdus de tous bords qui peuplent cette région. Le terme janjawids, qui a fait le tour du monde, exprime bien cette ambivalence : selon les uns, il s'agit d'une composition de « G3 », un type de fusil courant, et de jawad, le « cheval », pour d'autres, il est dérivé d'un mot dialectal pour « bandits ». En fait, on peut dire presque tout et son contraire du Darfour…
Mais il y a une chose que l'on ne peut pas dire au sujet du Soudan : que la communauté internationale y met rapidement fin à l'effusion de sang en rendant justice aux victimes. Dans le Sud, en vingt et un ans, plus de deux millions de Soudanais sont morts et des millions d'autres ont été chassés de chez eux, la plupart par des milices égales sinon supérieures en cruauté aux janjawids. Pour autant, à l'heure tardive de la paix américaine, nul n'a songé à traduire qui que ce soit en justice ou, du moins, à prévoir un mécanisme pour une réconciliation nationale dans la vérité des faits. Quant à « la pire crise humanitaire » présente, il n’y a que les troupes de l’UA et un budget d'aide de 772 millions de dollars, dont 434 manquent toujours à l'appel… Cela suffit en « terrae incognitae »…

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