La médiatisation du déroulement des négociations préalables à l’entrée de la Turquie dans l’Union montre toute l’ambiguïté de cette question sur la scène politique européenne. Il ne s’agit que du reflet de la volonté des élites nationales de ne pas poser les vrais questions, non sur l’hypothétique nouvel entrant, mais sur le projet politique qui sous-tend cette perspective d’un nouvel élargissement, d’autant qu’on en prévoit d’autres (Roumanie, Bulgarie, Croatie) et l’on en espère d’autres (Serbie et Ukraine). Sans chercher à se positionner pour ou contre, excepté peut-être en Autriche, où les médias sont tentés par une hostilité marquée à l’écart de ceux qui, à deux siècles d’aujourd’hui, assiégeaient encore Vienne, la presse de masse de l’Union a contribué à l’engluement de cette question. De longue date, leurs colonnes se sont remplies de tribunes plutôt hostiles à l’adhésion turque, pour toutes sortes de raisons, tant historiques, que géographiques, économiques ou culturelles. Le mouvement a certainement commencé en France, avec Valéry Giscard d’Estaing, dans Le Figaro du 22 octobre 2002. Alors que l’ancien président de la République aurait pu se pencher sur la prochaine arrivée dans l’Union des Européens de l’autre côté du rideau de fer, prévue pour deux ans plus tard, ou des travaux de la convention qu’il dirigeait, il se prononça contre l’entrée de la Turquie dans l’Union. Depuis, le duel n’a cessé de se jouer autour de quelques arguments, la situation internationale ne faisant qu’accroître la négativité. Des thuriféraires de l’accusation d’antisémitisme à l’attention des critiques contre l’attitude d’Israël se muèrent en procureurs contre Ankara la laïque, devenue par le gouvernement de l’AKP la plate-forme depuis laquelle l’islamisme s’étendrait en Europe. La peur du Turc redevenait la norme sur un continent de plus en plus ouvert au monde. Un comble…
Si l’on retourne les effets de cette médiatisation, c’est-à-dire si l’on se place du côté turc, que peut-on comprendre ? Que les Européens feront encore lanterner Ankara, combien même les chefs de gouvernement donnaient un avis favorable à l’ouverture de négociations. Tout le monde sait que cet acte vaut une entrée dans l’Union. C’est une règle commune depuis les premiers élargissements. Mais voilà, on envisage déjà de ne pas l’appliquer pour la Turquie. Les plus cyniques évoquent déjà de faire durer les négociations le plus longtemps possible, puis de les faire échouer au moindre écart. Les plus lucides rappellent l’opportunité du partenariat privilégié. Mais Ankara n’en a cure. Elle a bien saisi la contradiction dans laquelle s’enferre l’Union. L’union douanière est déjà faite, l’adhésion ne changea guère de chose, sinon de faciliter la libre circulation, non pas vers l’Europe, mais vers la Turquie, qui ambitionne toujours d’être la maquiladoras de l’Union. De ce point de vue, ce serait un avantage pour l’Europe que d’être rejointe par la Turquie ! L’invasion tant crainte n’aura pas plus lieu, dans la mesure où de fortes communautés turques sont déjà présentes, immigrées pour des raisons économiques et, parfois, politiques ; ceux qui devaient partir l’ont déjà fait. Pour la suite, les exemples des autres adhésions ont montré que leur premier effet n’est jamais la fuite de la population vers l’Ouest. C’est penser l’Union comme une vitrine opulente présomptueuse, non comme une entité politique responsable. Quant à l’islam, il fait partie, qu’on le veuille ou non, du fait européen depuis vingt siècle. Même si les Espagnols tiennent absolument à l’oublier… Terrible héritage d’Isabelle la Catholique ! Les communautés musulmanes sont suffisamment nombreuses pour en faire un fait d’aujourd’hui. Mais ce débat avait déjà eu lieu il y a une décennie, à propos de la Bosnie. Et les mêmes qui ont abandonné les Musulmans de Yougoslavie à la vindicte serbe et à la duplicité croate reprennent aujourd’hui le flambeau contre la Turquie. Et comment justifier un refus de l’entrée turque dans l’Union pour des raisons religieuses alors que toute référence au christianisme a été refusé dans le texte constitutionnel. A décharge, il est vrai que le nouveau traité de Rome à été signé dans une salle d’un palais italien où trônait en majesté un superbe bronze pontifical…
Tous ces débats font l’impasse sur les qualités de la Turquie, Etat membre de l’Organisation des Nations-Unies et allié de l’Europe dans l’Alliance atlantique. Les tergiversations sur son européanité ou non, sur sa religion, sur ses droits de l’homme, alors que l’on est prêt à accepter la Roumanie et la Turquie, qui sont autant de parangon démocratique, reviennent à ne pas la considérer comme Etat à part entière. Infantiliser une nation avec un si long passé, un si beau passé, n’est pas la meilleure solution pour ce « machin » technocratique bruxellois en mal de légitimité… Preuve s’il en est que le sort de la Turquie devrait plutôt se jouer en Asie centrale plutôt que dans l’Union. Mais avec l’Union, cela va de soi.
15.12.04
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