19.1.05

La jungle des enlèvements d’Irakiens

Ces exactions, devenues un vrai commerce, obéissent d’abord à des raisons criminelles.

Par Christophe BOLTANSKI
mercredi 19 janvier 2005


Irak, les prises d’otages font maintenant partie du quotidien. Lorsqu’elles sont perpétrées par la guérilla, elles répondent à une stratégie du chaos. Et les étrangers constituent, bien sûr, des proies de choix. Ils sont au moins 120, dont une bonne moitié de Turcs, à avoir été kidnappés au cours de l’année écoulée, principalement par les groupes salafistes, comme l’Armée islamique en Irak qui détenait Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Ansar al-Sunna ou encore Tawhid wal Jihad du Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui. Diplomates, camionneurs, humanitaires, parfois journalistes, une quarantaine d’entre eux ont été assassinés à ce jour. Hier encore, la Chine a confirmé l’enlèvement, une semaine plus tôt, de huit de ses ressortissants qui travaillaient avec la coalition.
Mais les premières victimes de ce vaste trafic humain sont les Irakiens eux-mêmes. Ce petit commerçant de Bagdad par exemple, appartenant à une famille modeste. Son cousin travaille comme maquettiste à Al-Jareda, un quotidien indépendant de tendance panarabe. Ses ravisseurs réclamaient 3 000 dollars. «Pas grand-chose» au tarif local, selon Kais Alazawi, rédacteur en chef du journal, qui rapporte son histoire. La famille disposait d’un délai très court pour payer. Quarante-huit heures. «On a pu réunir l’argent. Malheureusement, mon maquettiste est arrivé au rendez-vous avec trois heures de retard.» Il s’est retrouvé bloqué dans l’un de ces embouteillages monstres provoqués par les barrages, la violence ou le chaos qui règne dans la capitale. Son cousin a été exécuté.
Selon le ministère de l’Intérieur, dix à trente personnes disparaîtraient chaque jour, principalement autour de Bagdad. Ces enlèvements, qui se comptent par milliers, n’obéissent pas, le plus souvent, à des raisons politiques, mais criminelles. Dans le désordre général, on embarque quelqu’un avec la même facilité qu’on vole une voiture. «C’est devenu un véritable commerce», souligne Kais Alazawi. «Entre 10 000 et 50 000 dollars. Pour les étrangers, c’est plus cher.» Les bandes mafieuses s’en prennent d’abord aux notables, médecins, universitaires, marchands, mais aussi aux citoyens les plus ordinaires dès lors qu’ils appartiennent à des familles élargies tant soit peu fortunées. Des Irakiens racontent qu’ils évitent tout signe ostensible de richesse, et vont jusqu’à endosser de vieux habits, de peur d’attiser les convoitises. Les enfants ne sortent plus. Les rues se vident dès la nuit tombée. Dans cette foire d’empoigne, les otages peuvent être revendus et passer ainsi de groupe en groupe. Réputés aisés et vulnérables, les chrétiens sont régulièrement pris pour cibles.
«Toute personne qui peut payer, même une somme modeste, est une cible», résumait en septembre le colonel Abdel Fatah Issa, chef d’un poste de police, dans un quartier populaire de Bagdad. «Au départ, les ravisseurs demandent 200 000 dollars. Puis la négociation s’engage. A la fin, ils peuvent accepter de baisser jusqu’à 10 000 dollars.» Ses hommes venaient de libérer deux commerçants et un enfant et d’interpeller leurs cinq geôliers. «Il s’agissait d’anciens droits communs amnistiés par Saddam Hussein avant la guerre», affirme Abdel Fatah Issa. Hier, les services de sécurité ont annoncé le démantèlement d’un gang spécialisé dans le kidnapping de figures publiques et d’hommes d’affaires à Kirkouk, dans le nord du pays. Ils détenaient le propriétaire d’un hôtel, «l’une des personnalités turcomanes les plus importantes de la région», selon un responsable de la police. Mais le plus souvent, les forces de l’ordre, dépassées, corrompues, mal équipées, et surtout bien trop occupées à assurer leur propre protection, ne font rien.
Des petits malins se sont engouffrés dans ce vide et proposent de servir d’intermédiaires entre les ravisseurs et les familles. Des agences spécialisées dans la libération d’otages ont ainsi ouvert leurs portes à Bagdad. Les Irakiens les plus fortunés s’entourent d’une armée de gardes du corps. Ils limitent leurs déplacements et vivent dans des maisons transformées en véritables forteresses. D’autres, qui se savent tout aussi exposés, mais ne disposent pas de tels moyens, choisissent l’exil. «Certains me demandent pourquoi je suis toujours dans le pays», racontait en septembre le Dr Arif Ali, un chirurgien plasticien. Un neurochirurgien de renom venait d’être rendu aux siens contre la somme de 80 000 dollars. Selon l’Association irakienne de médecine, plus de 200 médecins ont été enlevés depuis la chute du régime baassiste. La plupart d’entre eux, une fois relâchés, ont fui à l’étranger.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=269128

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