19.1.05

L’Irak en route vers la guerre totale

Renaud Girard
[Le Figaro, 19 janvier 2005]

Avec son quotidien d’enlèvements de personnalités de la société civile, d’assassinats de responsables politiques, d’explosions de voitures piégées, d’attaques contre les infrastructures vitales du pays telles que les pipelines, l’Irak a plongé dans une situation qui dépasse, en gravité, la simple anarchie sécuritaire.
Les Américains, et le gouvernement intérimaire du premier ministre Allaoui qu’ils ont mis en place, sont confrontés à une insurrection armée en pays sunnite, qui est en train de tourner à la guerre totale, afin de faire échouer, aux yeux du monde, les élections générales prévues pour le 30 janvier.
Le patron actuel des services de renseignement irakiens, le général Muhammad Shahwani, estime lui-même le nombre des insurgés à 200 000. Parmi eux, 40 000 hommes formeraient le noyau dur de la guérilla armée combattante, le reste constituant les sympathisants actifs, participant aux tâches logistiques et à la collecte des informations sur les «ennemis» américains et leurs «collaborateurs» irakiens.
Dans cette guerre asymétrique, les qualités classiques de l’armée américaine – technologie, logistique, puissance de feu, suprématie aérienne– ne lui permettent pas d’emporter la décision. Car il lui manque les atouts de toute force d’occupation crédible : motivation des cadres et des soldats, connaissance de la langue et de la culture du pays, réseaux de collaboration locale efficaces, capacité à infiltrer les cellules ennemies.
Les Américains ont eu beau investir au canon, à l’automne dernier, la ville de Faludja transformée en petit émirat islamique, ils n’ont en rien réussi à diminuer la virulence de la «résistance». Le gros des combattants chevronnés a réussi à fuir de nuit la ville encerclée, pour reprendre la guérilla ailleurs, moins de deux semaines après.
Le Pentagone veut faire monter le nombre de ses soldats dépêchés en Irak de cent trente à cent cinquante mille, mais ce chiffre ne signifie pas grand-chose sur le terrain. Les soldats d’active et les réservistes de la Garde nationale remplissent avec discipline les missions ponctuelles qui leur sont assignées par le commandement, mais ils ne croient plus à la «mission civilisatrice» initiale d’un pays à libérer pour lui apporter la démocratie à l’américaine. Leur unique obsession est de revenir en vie auprès de leurs familles aux Etats-Unis.
Le commandement américain, quant à lui, limite les sorties de ses soldats hors de leurs casernes transformées en camps retranchés, afin de réduire le nombre de victimes américaines d’une guerre qui, au pays, est devenue impopulaire. Un récent sondage commandé par le Washington Post montre que 55% des Américains estiment que la décision d’envahir l’Irak a été une erreur.
Face à elles, les forces américaines trouvent des guérilleros extrêmement motivés, prêts à mourir pour une cause qui leur apparaît sacrée. Dans la mesure où beaucoup d’entre eux sont d’anciens militaires, révulsés d’avoir été jetés à la rue par la décision de dissolution de l’armée prise par le gouverneur américain Paul Bremer en mai 2003, leurs embuscades sont relativement sophistiquées.
Ces «résistants», qui se meuvent dans la société irakienne comme des poissons dans l’eau, sont certes mal coordonnés entre eux. Mais, dans un tel combat, le manque d’organisation centralisée est plutôt un atout : la «résistance» est une pieuvre insaisissable, qu’on ne peut pas frapper à la tête. S’il s’agissait de bouter physiquement les Américains hors d’Irak, la «résistance» n’aurait pas la moindre chance de succès. Mais son but est tout autre : faire échouer le projet politique américain en Irak, afin de délégitimer, aux yeux de l’opinion américaine, le principe même de l’intervention militaire.
Le nombre et la sophistication des attaques sont devenus tels que Sir Jeremy Greenstock, qui fut le premier haut représentant britannique dans l’Irak occupé, a récemment déclaré que l’insurrection était désormais «irrémédiable», et qu’elle ne pourrait plus être «éradiquée» par des troupes étrangères.
A l’impasse militaire s’ajoute une impasse politique. Aussi bien intentionné qu’il soit, le projet américain de transférer le pouvoir en Irak à une Assemblée nationale transitoire désignée par le suffrage universel n’a aucune chance d’apaiser l’insurrection ravageant les provinces sunnites. Car, mécaniquement, les élections ne peuvent que donner le pouvoir à la communauté chiite (60% de la population), traditionnellement inféodée à ses leaders religieux. Le grand vainqueur du scrutin à la proportionnelle intégrale du 30 janvier risque fort d’être la liste n° 169, qui est celle du Conseil suprême de la révolution islamique en Irak (CSRII), et qui a reçu la bénédiction du grand ayatollah Ali Sistani. Bien qu’initialement opposé à l’intervention américaine dans son pays, ce dernier s’est toujours gardé d’appeler à la guerre sainte contre les forces d’occupation.
Depuis l’indépendance du pays en 1921, les sunnites (20 à 25% de la population) ont toujours tenu le haut du pavé en Irak, constituant la grande majorité des officiers de l’armée et des hauts cadres politiques ou administratifs. Le parti Baas de la Renaissance socialiste arabe, mouvement laïc, a surtout prospéré en milieu sunnite. Le fait que la communauté chiite s’apprête à prendre les rênes du pouvoir en Irak est ressenti comme une insupportable humiliation dans la communauté sunnite, même parmi ceux qui n’ont pas pris les armes.
Les groupes islamistes sunnites clandestins ont menacé de mort quiconque se rendrait aux urnes le 30 janvier. Le risque d’un boycott électoral en pays sunnite n’est pas pris à la légère par le gouvernement irakien. Son ministre de l’Intérieur a affirmé hier que le boycott équivalait à une «trahison», qui «conduira à une guerre civile et à la division du pays».
De la victoire militaire contre Saddam Hussein à l’anarchie, de l’anarchie au terrorisme, du terrorisme à l’insurrection, de l’insurrection à la guerre civile : quand et comment s’arrêtera donc la spirale infernale affligeant l’expédition américaine en Irak ?

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