5.1.05

L’Empire et les « Terrae incognitae »

La palme de la déclaration impériale américaine revient à Colin Powell, secrétaire d’Etat sortant, en tournée d’adieu en Asie, après avoir fait une première fois ses adieux au Proche-Orient avant Noël. Il est en Indonésie, accompagné du frère du président, Jeb Bush, gouverneur de l’Etat de Floride maintes fois touché par les flots. Après avoir annoncé, depuis Bangkok (Thaïlande) le sens de la démarche américaine (« Nous ne recherchons aucun avantage politique. Nous n'essayons pas de nous faire mieux voir par les musulmans. Nous le faisons parce que des êtres humains en ont besoin, en ont même désespérément besoin. »), le voilà dans le premier pays musulman au monde affirmant que l’aide apportée par les Etats-Unis aux victimes va « donner au monde musulman et au reste du monde l’occasion de prendre la mesure de la générosité américaine et d'apprécier les valeurs américaines en action ». Mieux, alors que les relations avec le monde musulman sont tendues depuis la première guerre du Golfe, et encore plus depuis la seconde, il rappelle que « les Etats-Unis sont une société diversifiée où toutes les religions sont respectées (…). J’espère qu'après avoir vu nos efforts, qu’après que les citoyens d’Indonésie auront vu nos pilotes d’hélicoptères les aider, notre système de valeurs en sortira renforcé ».
Pendant ce temps, le président réélu George W. Bush tente de faire oublier la coalition militaire qui a envahi l’Irak en prenant la tête d'une coalition d'aide internationale composée de l'Inde, du Japon, de l'Australie tout en invitant les autres Etats à le rejoindre. Actuellement, seul le Canada s'est rallié à cette initiative. Le chef de guerre cherche à se muer en chef humanitaire. Mais la logique est systématiquement la même : au désintérêt se substitut l’intérêt des contrats de la reconstruction. La lutte d’influence à la laquelle se livrent tous les Etats intervenant dans l’aide aux victimes de ce que les médias appelle « tsunamis », comme ils se gargarisaient en Afghanistan des mots « Predator » et « Talibans », puis en Irak des « armes de destructions massives », est trop sérieuse pour ne la laisser qu’aux bons sentiments. Si Médecins sans frontière estime avoir reçu suffisamment d’argent, la mobilisation américaine montre bien que des parts de marché sont en jeu.
Le peu de succès de la nouvelle coalition n’est pas, contrairement à la précédente, lié à l’incompréhension des peuples (en fait des gouvernants) face au choix de l’ennemi. Il est dû au manque évident de moralité de la proposition. Comme l’est l’attitude de ces touristes qui, à quelques pas des plages et des villages remplis de cadavres putréfiés, ont continué à faire la fête… Mais la morale n’a que peu à voir avec ce nouvel avatar de la guerre économique actuelle. Les Etats doivent penser dorénavant en termes d’influence économique, politique et culturelle. Et l’humanitaire a cela de commun avec la guerre qu’il en est le meilleur instrument. Après avoir secouru les populations, comme la coalition devait amener la démocratie en Irak, il faudra reconstruire les routes, les chemins de fer, les hôpitaux, les complexes hôteliers…
Dans cette nouvelle donne, la France est absolument à la traîne. La résistance à l’Empire, en tout lieu et en toute occasion, ne serait pas mauvaise si elle ne confinait pas à l’aveuglement. Les « French doctors » n’ont pas plus été embrigadés dans le » système d’intervention français, alors que justement, ils disposent d’un potentiel médiatique et opérationnel impressionnant. Le benchmarking humanitaire se fait en fonction de cet étalon de référence. La carte de visite pour le Groupement interarmées des actions civilo-militaires, qui devrait être en action en Asie, aux côtés des opérationnels français plutôt qu’à Lyon et en ex-Yougoslavie, aurait été toute trouvée. Et par-là les contrats pour les entreprises françaises. Mais la France n’a pas encore complètement perçu l’enjeu de l’intelligence économique sinon qu’à l’instar de Monsieur Jourdain…
L’importance économique de l’opération de l’Empire est évidente si, à travers le brouhaha médiatique, on réussi à entendre le bruit de la bataille médiatique en cours. L’attaque est venue d’un dirigeant de l’Agence américaine pour le développement (Usaid), mercredi dernier. Andrew Natsios s’en est pris directement à la France, jugeant son programme d’aide « pas si gros que cela » et lui reprochant d’accorder des « prêts alors qu’on ne fait pas de prêts face à une situation d’urgence ». Pour enfoncer le clou, il précisait que la « France n’est pas une figure dominante dans les questions d’aide », tandis que « les Britanniques, l’Union européenne, les Japonais, les Canadiens et les Australiens sont très généreux ».
Mais si George W. Bush a beaucoup promis, c’est surtout sur le papier qu’il est le président le plus généreux depuis Truman et son plan Marshall. Ainsi, en mars 2002, à la veille de la Conférence de Monterrey sur le financement du développement, la Maison-Blanche a annoncé le lancement du Millenium Challenge Account (MCA), un programme de soutien aux pays qui entreprennent des réformes politiques et économiques. Le montant de cinq milliards de dollars décidé cette année-là n'a finalement été inscrit qu’au budget fiscal 2004. Au sommet canadien du G 8 de Kananaskis en juin 2002, le président américain s'était engagé à verser cinq cents millions de dollars dans la lutte contre le sida. Deux ans plus tard, aucun dollar n’avait encore été versé. Toujours en 2002, la Maison-Blanche a refusé de verser trente-quatre millions de dollars à la Fondation des Nations unies pour la population (UNFPA), au motif que cet organisme encourageait l'avortement et la stérilisation en Chine. Cette subvention avait pourtant été votée par le Congrès. Le 29 août 2002, au sommet de Johannesburg, les Etats-Unis annonçaient quatre milliards de dollars pour la santé et l'éducation en Afrique. En fait, il s’agissait de fonds déjà alloués et redéployés sur d’autres programmes. Anne C. Richard, ancien conseiller pour les affaires budgétaires et la planification auprès du secrétaire d'Etat sous Bill Clinton, a été obligée d’admettre que « la rhétorique de Bush ne se traduira pas en espèces sonnantes et trébuchantes à court terme » [Anne C. Richard : « L’après-11 Septembre et les dépenses du gouvernement américain pour l'aide étrangère », Annuaire français des relations internationales, 2003].
L’Empire a la triste habitude de vivre à crédit et de faire payer ses pérégrins… Mais il ne laisse jamais l’occasion de s’enrichir un peu plus, surtout s’il s’agit de renforcer ses comptoirs en « terrae incognitae ». Et si l’occasion lui permet de se gagner de nouveaux alliés, après une équipée qui lui en a fait perdre…

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