17.1.05

Les dérapages de la guerre contre le terrorisme

Dix ans de prison pour le caporal de réserve du corps des Marines des Etats-Unis Charles Graner, impliqué dans le scandale des photos de la prison d’Abu Ghraïb. La ballade afghane du ressortissant allemand d’origine libanaise Khaled el-Masri, profitant de ses vacances de Noël 2003 pour se rendre en Macédoine et rentré dans sa ville de Neu-Ulm le 29 mai 2004. Il a été l’objet de la « rendit ion », une pratique américaine qui consiste à exfiltrer des prisonniers soupçonnés d’activité terroriste vers des pays tiers pour pouvoir les interroger à loisir. Une pratique dénoncée l’année dernière par le représentant Edward Markey comme une forme de « délocalisation de la torture ». A ceux-là s’ajoutent les détenus du camp X-Ray de Guantanamo, au mépris de toutes les règles du droit de la guerre et des droits de l’homme.
A partir de la guerre d’Afghanistan, les juristes de l’exécutif américain ont défini un nouveau cadre pour l’interrogatoire des détenus. Révélés par la presse américaine, des documents internes à l’administration témoignent de la façon dont l’exécutif a progressivement élaboré une nouvelle doctrine concernant le traitement des prisonniers de la guerre contre le terrorisme. Ce processus, auquel Alberto Gonzales a participé, est aujourd’hui accusé d’avoir conduit aux exactions et tortures pratiquées dans des prisons en Irak, en Afghanistan, à Guantanamo et dans d’autres endroits tenus secrets. Dès janvier 2002, le ton était donné. Des notes du ministère de la justice défendaient la thèse selon laquelle les prisonniers qui commençaient à être transférés au camp de Guantanamo Bay ne sont pas protégés par les règles de la guerre, ni par la législation américaine. Donald Rumsfeld approuve l’usage de chiens pour intimider ces prisonniers qui, selon lui, « n’ont aucun droit au regard des conventions de Genève ». Le 25 janvier, une note d’Alberto Gonzales, qui ne savait pas encore qu’il serait le prochain General attorney des Etat s-Unis, recommande à George W. Bush de déclarer hors conventions de Genève les prisonniers talibans et membres présumés d’al Qaïda. Ce conseiller juridique écrit que la guerre contre le terrorisme « rend obsolètes, à [ses] yeux, les strictes limitations fixées par [[les conventions de] Genève aux interrogatoires des prisonniers ennemis » afin de réduire « substantiellement la menace de poursuites criminelles » aux Etats-Unis. Le lendemain, dans une note à la Maison-Blanche, Colin Powell conteste cette position. Il répond que déclarer inapplicables les conventions de Genève « renverse la position observée par les Etats-Unis depuis plus d’un siècle » et « affaiblit, pour nos soldats, la protection des lois de la guerre ».
Le 2 février, un mémorandum du conseiller juridique du département d’Etat, William H. Taft IV, à Alberto Gonzales reprend cette thématique. Une annexe indique que la plupart des conseillers juridiques du gouvernement, à l’exception de ceux du département d’Etat et de l’état-major, approuvent la position du ministère de la justice selon laquelle les conventions de Genève ne s’appliquent pas. Le 7 février. George Bush annonce que les autorités américaines appliqueront « les principes de la troisième convention » de Genève aux prisonniers talibans, mais qu’elles ne les considéreront pas comme des prisonniers de guerre. Quant aux prisonniers membres d’al Qaïda, le gouvernement américain considère que les conventions de Genève leur sont inapplicables, mais ils seront traités « humainement ». Dans un document du même jour, le président américain affirme que la guerre contre le terrorisme relève d’un « nouveau paradigme » et nécessite « de nouvelles conceptions en matière de droits de la guerre ».
Le 1er août, à la demande de la CIA, qui détient et interroge des membres d’al Qaïda, le ministère de la justice rédige une note, transmise à Alberto Gonzales, sur « les règles de conduite pour les interrogatoires ». Torturer des prisonniers d’al Qaïda hors des frontières, affirme le document, « peut être justifié » et les lois internationales contre la torture « peuvent être inconstitutionnelles au regard des interrogatoire » conduits dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Un fonctionnaire qui torturerait un suspect « afin d’empêcher de nouvelles attaques du réseau terroriste al Qaïda contre les Etats-Unis » ne serait pas passible de poursuites. Le rapport donne une définition très restrictive de la torture : une douleur modérée ou brève ne constitue pas nécessairement un acte de torture qui, lui, « doit être équivalent en intensité à la douleur accompagnant une blessure physique grave, comme une défaillance organique, l’altération d’une fonction corporelle ou même la mort ».
Au même moment, le Pentagone visionne un vieux film français, déjà utilisé du temps de la formation de la guérilla anti-marxiste en Amérique du Sud, popularisée sous le nom de « réseau Condor », La bataille d’Alger. Ce document se voulait un brûlot contre la répression sanglante des troupes du général Salan au début de la guerre d’Algérie. Sous l’angle d’une œuvre de fiction commandée par le nouveau pouvoir algérien, il décrit précisément les techniques d’action psychologique utilisées pour interroger les prisonniers, qui ne se voyaient pas appliquer le droit de la guerre, et encore moins celui des gens. Le 2 décembre, Donald Rumsfeld approuve une série de techniques d’interrogatoire destinées à Guantanamo Bay. Elle comprend notamment la mise à nu des détenus, les interrogatoires ininterrompus pendant vingt heures, les positions de stress maintenues jusqu’à quatre heures, l’usage de cagoules, l’exploitation des peurs individuelles, notamment au moyen de chiens, les contacts physiques « légers », la privation sensorielle, l’isolement jusqu’à trente jours. Rien de nouveau encore une fois puisqu’il ne s’agit que du rappel de pratiques déjà en cours dans l’armée américaine depuis longtemps. Les images du film « The Siege », d’Edward Zwick (1998), sont explicites. Le réalisateur ne déclarait-il pas « les véritables méchants du film ne sont pas les terroristes, mais les militaires américains qui, une fois la loi martiale déclarée, sillonnent les rues de New York en char, suspendent les libertés publiques et parquent les Arabes dans un stade » (Les Cahiers du Cinéma, n°531, janvier 1999).
Le 12 janvier 2003, après des protestations de juristes de l’armée, Donald Rumsfeld suspend l’application des techniques les plus dures en attendant les conclusions d’un groupe de travail, qui rend ses conclusions le 6 mars. Il affirme que, dans sa fonction de commandant en chef, chargé d’assurer la sécurité des Américains, le président des Etats-Unis n’est pas lié par la Constitution, ni par les lois et traités proscrivant la torture. La loi de 1994 contre la torture « ne s’applique pas aux actes du personnel américain » de Guantanamo Bay, ajoute le texte. L’étude expose de laborieux distinguos entre « l’imposition de la douleur » et la « torture », celle-ci requérant une douleur « sévère » et « difficile à endurer ». Le rapport affirme aussi qu’un interrogateur qui croirait « de bonne foi que ses actes ne provoqueront pas un mal mental durable (…) n’a pas l’état d’esprit nécessaire pour que ses actes soient constitutifs de torture ». En outre, un interrogateur utilisant des techniques douloureuses peut être à l’abri d’une responsabilité s’il « croit à ce moment que son acte est nécessaire et destiné à éviter un mal plus grand ».
D’où la défense de Graner, déclarant avoir agi sur ordre. Son avocat aurait dû connaître la vacuité de ce propos lorsque l’on sait que le Département de la Défense avait refusé la déclassification des noms des officiers formant la chaîne de commandement d’Abu Ghraïb [Voir http://www2.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB140/index.htm].
Le 16 avril 2003, une nouvelle directive de Donald Rumsfeld énumère vingt-quatre techniques d’interrogatoire autorisées. L’approbation explicite du ministre de la défense est exigée pour le recours à quatre de ces techniques. Un an plus tard, le 24 mai 2004, après la révélation des sévices à la prison d’Abu Ghraïb, George W. Bush parle de « la conduite honteuse de quelques soldats américains qui ont déshonoré notre pays et enfreint nos valeurs ».

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