17.2.05

Darfour : Washington bataille contre la justice internationale

LE MONDE | 17.02.05 | 13h55

Les Etats-Unis font tout pour éviter que la CPI ait à traiter des violences dans l'ouest du Soudan.

Toutes les associations de défense des droits de l'homme voudraient que la Cour pénale internationale (CPI) soit saisie du dossier du Darfour, comme le recommandait la commission d'enquête de l'ONU sur le Soudan dans son rapport remis le 1er février au Conseil de sécurité, en espérant que la poursuite des responsables des crimes commis dans cette région "contribuerait à restaurer la paix".

Pour les organisations non gouvernementales (ONG), comme pour les pays européens qui ont soutenu leur demande, le cas du Darfour, vu l'ampleur des exactions qui y sont perpétrées, correspond très exactement à ce pour quoi la Cour internationale a été créée, à savoir mettre fin à l'impunité des auteurs des crimes les plus graves. Cette gravité a été confirmée par la commission de l'ONU qui parle dans son rapport de "crimes contre l'humanité".


VOCATION UNIVERSELLE

Une saisine de la CPI par le Conseil de sécurité aurait, d'autre part, constitué, aux yeux des militants des droits de l'homme, une consécration pour la Cour, la première reconnaissance officielle de sa vocation à l'universalité.

Le Darfour est un de ces dossiers dont la CPI ne peut se saisir elle-même, sur la seule initiative de son procureur, car le Soudan n'a pas adhéré au traité qui a créé la Cour. Dans de tels cas, seul le Conseil de sécurité peut mandater la CPI. S'il le faisait, au nom de la communauté internationale tout entière, il confirmerait la légitimité de la juridiction internationale contre tous ceux qui la récusent, à commencer par les Etats-Unis, qui livrent à la CPI depuis quelques années une guerre sans merci.

Les ONG ont pu espérer un moment remporter cette victoire. Les Américains avaient en effet été les premiers à qualifier officiellement de "génocide" les événements du Darfour, ce qui en droit international oblige à des poursuites. Pris au piège de ce langage qu'ils ne pouvaient pas laisser sans suite, n'allaient-ils pas être contraints de céder à la demande des Européens de saisir la Cour, ou au moins de les laisser faire, en se bornant à s'abstenir au Conseil de sécurité ?

C'était sous-estimer l'hostilité de l'administration américaine à la CPI. Depuis plusieurs semaines, des tractations animées ont lieu entre les capitales et dans les coulisses du Conseil de sécurité à l'ONU. Les ONG travaillent au corps les Européens pour qu'ils tiennent bon, et les Américains refusent toute concession, rouvrant au sein des relations atlantiques un de ces conflits que le passage de George Bush à son second mandat n'a pas suffi à abolir.

La Grande-Bretagne avait un moment imaginé, pour sortir de cette polémique transatlantique, un compromis qui fit frémir les ONG. Elle suggérait que les Etats-Unis renoncent à opposer leur veto à une saisine de la Cour par le Conseil de sécurité sur le Darfour, en échange de quoi le Conseil aurait garanti en substance que les soldats américains en opérations extérieures échapperaient à la juridiction de la CPI.

Cette immunité de juridiction pour leurs ressortissants est ce que les Etats-Unis recherchent avec obstination depuis quelques années : moyennant chantage et pressions, ils concluent avec les Etats des accords bilatéraux stipulant que des citoyens américains ne peuvent faire l'objet d'un transfert à la CPI ; à deux reprises, en 2002 et 2003, ils ont, d'autre part, arraché au Conseil de sécurité une déclaration garantissant pour un an cette immunité aux personnels participant à des opérations mandatées par l'ONU. Ces déclarations enfreignent le statut de la CPI ; en juillet 2004 (après le scandale de la prison d'Abou Ghraib en Irak), les Européens s'étaient rebellés et le Conseil avait refusé de souscrire à la demande américaine.

L'idée de compromis avancée par les Britanniques à propos du Darfour a provoqué les protestations d'ONG, comme la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), qui dans un de ses récents communiqués appelait les membres du Conseil à ne pas se livrer à un tel marchandage, définitivement préjudiciable à la CPI. Mais, de toute façon, les Etats-Unis n'étaient même pas prêts à entendre cette proposition d'arrangement : ils ne veulent à aucun prix de saisine de la CPI par le Conseil de sécurité.

CAMPAGNE DE DÉNIGREMENT

Le conflit reste donc ouvert et le projet de résolution sur le Darfour que les Etats-Unis font actuellement circuler au Conseil de sécurité, s'il dit que les criminels doivent être poursuivis, ne dit pas par qui. La proposition avancée, ces dernières semaines, par Washington sur ce point continue de se heurter à l'opposition des Européens. Les Etats-Unis suggèrent qu'un nouveau tribunal ad hoc (sur le modèle de ceux de La Haye pour l'ex-Yougoslavie et d'Arusha pour le Rwanda) soit mis sur pied et qu'il bénéficie de la logistique du tribunal d'Arusha.

Poursuivant leur campagne de dénigrement contre la CPI, ils laissent entendre que cette dernière ressemble à une "Cour européenne" et qu'un "tribunal africain" serait préférable. A quoi l'organisation Human Rights Watch répondait, mercredi, en rappelant que l'Afrique a joué un rôle majeur dans la création de la CPI et que la moitié des pays membres de l'Union africaine ont ratifié le traité qui l'a créée.

Les pays européens font valoir pour leur part que le tribunal d'Arusha est déjà surchargé par les dossiers rwandais, que depuis plusieurs années le Conseil de sécurité (Etats-Unis compris) recommande aux deux tribunaux ad hoc, qui coûtent cher, d'accélérer leurs travaux et de fermer leurs portes au plus vite ; enfin que la CPI, par définition, a vocation à se substituer à tous les tribunaux ad hoc. C'est à cette fin qu'elle a été créée.

Stéphanie Maupas (à La Haye) et Claire Tréan
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"Le meilleur moyen contre l'impunité"


Le haut commissaire des Nations unies pour les droits de l'homme, Louise Arbour, a estimé, mercredi 16 février devant le Conseil de sécurité de l'ONU, que la Cour pénale internationale (CPI) était le meilleur moyen de lutter contre l'impunité dans la province soudanaise du Darfour. Présentant au Conseil de sécurité le rapport de la commission internationale d'enquête sur le Darfour, Mme Arbour a estimé que la CPI constituait le "seul moyen crédible de traduire en justice les auteurs" des crimes dans la province. Selon elle, toute solution alternative serait soit inappropriée, soit trop coûteuse et trop lente. La Commission d'enquête a établi que "les forces gouvernementales soudanaises et les milices ont commis des attaques indiscriminées, notamment le meurtre de civils, des actes de torture, des disparitions forcées, la destruction de villages, le viol et d'autres formes de violence, de pillage et de déplacement forcé, dans tout le Darfour". "Ces actes ont été menés de façon systématique et répandue et peuvent donc constituer des crimes contre l'humanité", a estimé Mme Arbour.- (AFP.)
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 18.02.05

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