25.2.05

D’une rue l’autre à Beyrouth

Les foules sont de formidables machines que l’on peut manipuler à souhait. Les médias sont le vecteur de mobilisation de cette masse inerte afin de la transformer en engin explosif. Les exemples géorgien et ukrainien sont exemplaires de ce point de vue. Lorsque les médias sont entrés en résistance contre le gouvernement, celui-ci est tombé. La question des armes de destruction massive est également intéressante. Les opinions publiques y ont crû lorsque tous les médias sont entrés en résonance sur ce sujet ; l’exception française est à peine un contre-exemple lorsque l’on voit le nombre d’individus prétendument informés, dans les milieux militaire et diplomatique, qui tiennent encore aujourd’hui ce genre de discours.
Le Liban n’est pas exempt de cette évolution, propre à tout régime, qu’il soit ou non démocratique… selon les critères occidentaux. Prenons deux exemples liés à l’évolution politique récente. La fin de l’été dernier a été marquée par la question de l’élection présidentielle avortée, transformée en une prolongation de mandat pour trois ans accordée à Emile Lahoud. Dans un contexte international délicat, puisque les Nations unies venaient de voter une résolution franco-américaine, réclamant le retrait des forces syriennes du Liban et le désarmement du Hezbollah. La foule fut appelé à se mobiliser : « Le Liban officiel prouvera aujourd’hui, mardi 30 novembre 2004, de façon éclatante sa sujétion au diktat de la Syrie, en organisant une manifestation massive contre la résolution 1559 des Nations unies », rapportait L’Orient-le Jour. Selon ses organisateurs, ce défilé devait réunir un million de personnes et avoir la portée d’« un référendum sur la résolution onusienne ». Ce rassemblement était organisé par une coalition de partis laïcs prosyriens, « auxquels le Hezbollah a décidé de se joindre, ainsi que le mouvement Amal. Le parti Kataëb (les phalangistes) a également décidé de participer au cortège. Même la Confédération générale des travailleurs (CGTL) s’est mise de la partie », précise le quotidien beyrouthin, avant de relever : « Plus surprenant, le mufti de la République, cheikh Mohammed Kabbani, a publiquement apporté son appui à la manifestation, qui revêt un aspect nettement antiaméricain ».
Afin de grossir les rangs, « c’est, de fait, par autobus entiers que des Libanais seront acheminés vers Beyrouth de toutes les régions du pays », soulignait le quotidien, qui commenta : « Mais personne n’est dupe. La manifestation ressemble trop à une manipulation de masse par un système qui tient entre ses mains les commandes policières. » Dans son éditorial, L’Orient-le Jour poursuivait sur un ton où l’irritation se mêlait à l’ironie : « Au diable l’avarice, va pour un million ! Un bon quart de la population descendant ‘spontanément’ dans la rue pour clamer son rejet de la résolution 1559 et sa solidarité sans faille avec la Syrie, n’y a-t-il pas là de quoi confondre les parrains américain et français du texte onusien, ces parrains qui s’ingèrent si effrontément dans nos affaires ‘intérieures’ ? »
Mais le quotidien ne cachait pas non plus ses craintes, estimant que la manifestation, dont le principe s’adresse à la communauté internationale, « divisera encore plus la scène politique libanaise ». Craintes partagées par plusieurs figures politiques libanaises qui, à l’instar du député Nassib Lahoud, jugeaient « regrettable une initiative politique qui divise les Libanais ». Le journal relevait même que le parti Kataëb, qui participait à la manifestation, « a mis en garde contre l’arbitrage de la rue, dans lequel il voit de début d’’un cercle vicieux qui conduira irrémédiablement le pays à la cassure, comme cela s’est produit dans les années qui ont immédiatement précédé la guerre’ ».
Et L’Orient-le Jour de conclure son éditorial : « Pas plus que le prétendu référendum, ces foules programmées ne peuvent faire illusion. Elles font, en revanche, du mal à un tissu national libanais dont le consensus est l’irremplaçable trame. Aligner de la sorte les zéros — six, en l’occurrence — pour intimider l’adversaire ? On n’aura fait, en définitive, que lui donner un million de fois raison. »
Trois mois ont passé depuis ce rassemblement. Entre temps, un calme relatif est revenu. La présence syrienne s’est faite plus discrète, à grands coups de renforts médiatiques, en annonçant de successifs redéploiements dans la Bekaa. De nouvelles élections générales sont prévues pour ce printemps. Le général Michel Aoun, l’artisan du réveil libanais des années 1980, tombé lors du marchandage américano-syrien d’octobre 1990, en pleine préparation de la première guerre du Golfe, parle même de rentrer, après quinze d’exil en France. Mais l’ancien Premier ministre, l’homme d’affaire pro-saoudien Rafic Hariri, le reconstructeur du Liban depuis 1990, a été assassiné. Par qui ? La pression internationale, la rue libanaise aussi, accuse la Syrie.
Jamais, depuis trente ans, la place des Martyrs, au cœur de Beyrouth, n’avait été chargée d’autant de symboles. C’est sur cette place, l’une des lignes de front de la guerre qui a déchiré le pays pendant quinze ans, que les Libanais, depuis une semaine, refont leur unité. Au pied de la statue érigée, de longue date, à la mémoire des nationalistes libano-syriens exécutés par les autorités turques au début de la première guerre mondiale, ils se retrouvent tous les soirs par centaines, hommes et femmes de tous âges, certains accompagnés de leurs enfants, pour réclamer la fin de la mainmise syrienne sur leur pays et exiger la vérité sur l’assassinat de Rafic Hariri.
En miroir, à quelques dizaines de mètres de là, sur les sépultures fleuries de l’ancien premier ministre libanais et de ses sept gardes du corps, assassinés le 14 février dans un attentat, les mêmes et d’autres viennent se recueillir, allumer des bougies et, pour certains, prier. Partout, sur la place, l’ancien premier ministre est qualifié de « martyr » : sur des posters parfois géants, des banderoles, des panneaux de contreplaqué, couverts de pensées, tantôt émues — « Tu nous manques, vieux : même absent, tu demeures vivant dans nos cœurs » —, tantôt politiques — « De Kamal Joumblatt-assassiné en 1976 — à Rafic Hariri, un même criminel assassine la liberté » — et parfois haineuses — « Syrie, dehors, nous te haïssons ».
Mercredi soir 23 février, les Libanais n’ont pas manqué ce rendez-vous avec ce qu’ils espèrent être un tournant dans leur histoire. Aux côtés des slogans d’« indépendance » et de « liberté », d’autres provoquent, par leurs excès de langage antisyriens, un rappel à l’ordre de responsables politiques.
A la tribune, les orateurs se succèdent pour lancer des appels à l’unité nationale, compte non tenu des appartenances politiques ou confessionnelles. Ils invitent la foule à prendre patience dans l’attente de connaître les décisions des députés de l’opposition, réunis dans la demeure du leader druze et chef du Parti socialiste progressiste (PSP), Walid Joumblatt, à Moukhtara, dans la montagne du Chouf. Des décisions qui sont accueillies par des applaudissements nourris, une fois relayées par Future TV, la télévision de l’ancien premier ministre assassiné, sur deux grands écrans déployés sur la place.
Les députés, qui ont obtenu que l’affaire Hariri fasse l’objet d’un débat au Parlement, lundi 28 février, ont annoncé qu’ils entendaient poser, à cette occasion, la question de confiance au gouvernement et placer l’ensemble des parlementaires devant leurs responsabilités. Ils exigeront, disent-ils, une enquête internationale, compte tenu de la « défiance » que leur inspire la justice nationale, ainsi que la destitution de tous les responsables des services de sécurité et la démission de « tous les symboles du pouvoir ». Ils considèrent que les accords interlibanais de Taëf (1989, définissant, entre autres, les modalités du retrait syrien du Liban) sont « la base et le plafond » de leurs exigences. Ils se solidarisent avec un appel lancé par les associations économiques et financières pour une grève générale organisée lundi 28 février.
Toujours relayé par la télévision, Walid Joumblatt, devenu la figure de proue de l’opposition, lance ensuite un appel aux participants aux rassemblements de la place des Martyrs. Rafic Hariri, dit-il, est « le martyr du Liban, des Arabes et du monde ». Son assassinat est « un acte de terrorisme ». « Je vous demande de hisser le drapeau libanais à l’exclusion de tout autre et d’entonner le seul hymne national libanais », poursuit-il. Sous les ovations, certains députés de l’opposition rejoignent le rassemblement. Ils exhortent la foule à venir, lundi, au même endroit et en masse, dès dix heures, avec un mot d’ordre : « Nous voulons la vérité ! »
Le principal défaut de la foule est qu’elle se situe toujours dans l’immédiateté de l’impression, et jamais dans le temps de la réflexion (la foule est un être instantané qui ne peut jamais bénéficier du temps nécessaire à la pensée). L’exemple ukrainien est présent à l’esprit de tous les commentateurs. Les premières mobilisations qui suivirent l’assassinat de Rafic Hariri avaient été saluées par les médias comme l’annonce d’une solution à l’ukrainienne. Cette publicité est un caractère fondamental de la foule, au sens où elle joue sur une transparence faussée : dans le jeu de l’ouverture radicale, de la communicabilité totale des contenus, c’est en réalité de l’obscurité préalable qu’il s’agit. En effet, la mobilisation de l’espace public libanais se fait aujourd’hui sur un sujet, alors que trois mois auparavant, il s’agissait exactement de l’inverse. « La publicité obscurcit tout, et elle fait passer ce qu’elle a ainsi recouvert pour ce qui est bien connu et accessible à tous », disait Heidegger [« Etre et Temps » (1927), traduit par E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 108].

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