24.2.05

Plaidoyer pour des commissaires politiques

La chronique de Thomas Ferenczi

LE MONDE | 24.02.05 | 14h51


C'est un étrange procès que vient d'intenter à José Manuel Barroso le président du groupe socialiste du Parlement européen, Martin Schulz. Qu'est-il reproché au président de la Commission européenne ? D'avoir pris part à la campagne législative de son parti (le Parti social-démocrate) dans son pays (le Portugal) par le moyen d'un spot télévisé. Ce serait, à en croire M. Schulz, une atteinte inqualifiable à l'indépendance de la Commission et l'aveu que M. Barroso, loin d'être le représentant de tous les Européens, est l'homme d'un camp, la droite, ou le centre droit, puisque le Parti social-démocrate, malgré son nom, appartient à cette tendance.
Le président de la Commission et les commissaires eux-mêmes seraient donc, selon cette analyse, tenus à un devoir de réserve, comme les fonctionnaires, et invités à faire oublier, une fois installés à Bruxelles, leur affiliation politique. Les députés européens auraient le droit, eux, d'afficher leurs engagements partisans, notamment dans leurs pays d'origine, mais les membres de l'exécutif bruxellois en seraient privés au nom de l'intérêt général de l'Europe. Etonnante restriction.
Certes la Commission, à la différence de la plupart des gouvernements nationaux, réunit des hommes et des femmes politiques de droite et de gauche, ce qui l'oblige à des compromis, mais ces personnalités ne renoncent pas à leurs opinions lorsqu'elles deviennent commissaires. Il serait utile qu'elles continuent à les exprimer, ne serait-ce que pour montrer que les choix de la Commission sont des choix politiques, et non pas techniques, et que plusieurs options sont possibles avant qu'une majorité n'emporte la décision.
Ce dont souffre en effet la Commission européenne, ce n'est pas d'un excès de politique, mais plutôt d'un manque. Les débats seraient plus clairs et leurs enjeux plus lisibles si les positions des uns et des autres étaient rendues publiques, et si les arguments qu'ils échangent sur tel ou tel projet de directive étaient connus. La démocratie ne va pas sans une certaine transparence, qui rend possibles les discussions politiques. Dès le moment où plusieurs conceptions de l'Europe s'opposent, il serait bon que chacun des commissaires défende devant les citoyens celle qui a sa préférence. On verrait ainsi les libéraux, les socialistes, les démocrates-chrétiens confronter leurs idées au sein du collège des commissaires plutôt que de s'entendre en coulisses sur un consensus qui gomme les différences et rend l'Europe inintelligible.
Jacques Delors avait imaginé d'aller dans cette direction, en invitant les grandes formations qui présentent des candidats aux élections européennes à faire connaître à l'avance le nom de celui qu'ils proposeraient pour la présidence de la Commission. Ainsi les électeurs désigneraient-ils, en même temps que leurs députés au Parlement européen, la future tête de l'exécutif. Cette solution a été écartée. Toutefois, un pas a été franchi vers une plus grande politisation de la fonction lorsque le successeur de Romano Prodi a été choisi explicitement dans le parti qui avait recueilli le plus grand nombre de suffrages, le PPE (Parti populaire européen).
M. Barroso lui-même ne cesse de rappeler que les commissaires européens sont des politiques et qu'ils doivent se comporter comme tels, notamment, comme l'y autorise leur code de conduite, en restant, s'ils le souhaitent, des membres actifs de leurs partis et en participant, le cas échéant, à des campagnes électorales. Sur ce point, le président de la Commission a raison. Son prédécesseur, Romano Prodi, ne l'entendait pas autrement, lui qui n'a jamais vraiment quitté la scène politique italienne. Il n'y a pas lieu de s'en formaliser.
Il n'y a pas lieu non plus de s'indigner des déclarations de la commissaire polonaise, Danuta Hübner, en faveur des délocalisations. Mme Hübner fait de la politique. Il est possible que ses propos fassent perdre des voix, en France, au "oui" à la Constitution, mais il est probable qu'ils lui en feront gagner en Pologne. Chaque commissaire défend l'Europe qui lui convient. Jacques Barrot insiste, à la française, sur le maintien des services publics ; Peter Mandelson, à la britannique, sur le libéralisme de l'Union ; Günter Verheugen, à l'allemande, sur la politique industrielle. Il serait préférable que ces sujets soient mis franchement sur la place publique plutôt que d'être abordés par le biais de fausses confidences, d'indiscrétions organisées ou de "petites phrases".
Même s'ils ne sont pas directement élus par les citoyens européens, les commissaires européens ne sont pas des hauts fonctionnaires en mission. "Je n'ai jamais cessé d'être un animal politique", vient de déclarer Peter Mandelson au quotidien britannique The Independant. Sans doute la Commission européenne n'est-elle pas un gouvernement. Elle n'en a ni le pouvoir ni la légitimité. Mais elle est censée représenter les citoyens d'Europe.
Il existe en France une tradition qui attribue à la fonction de commissaire une forte valeur démocratique. Le titre de commissaire de la République a ainsi été préféré plusieurs fois dans l'Histoire à celui de préfet : en 1848, puis, un siècle plus tard, à la Libération et, plus récemment, après la victoire de François Mitterrand en 1981. Comme l'écrit Rousseau dans son Contrat social, "les députés du peuple ne sont ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires". Aux commissaires européens de se montrer à la hauteur de cette ambition.

Thomas Ferenczi
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 25.02.05

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