2.2.05

L’économie informelle dans les comptoirs de l’Est

Un enfant passant ses journées à laver des voitures, à récupérer des bouteilles vides ou à mendier. Voilà une image commune en Azerbaïdjan depuis quelque temps. L’Etat azéri n’a reconnu le phénomène qu’en 2002. Mais, aujourd’hui, ils sont entre deux et quatre mille, âgés de cinq à quatorze ans, à travailler et parfois vivre dans la rue. L’Azerbaïdjan n’est pas seul dans ce cas. La plupart des pays de l’ex-Union soviétique sont touchés par le phénomène. Selon le Département américain des droits de l’homme, ils sont mille cinq cents dans la Géorgie voisine, plus d’un millier en Arménie, entre deux et quinze mille, selon les saisons, au Kirghizstan, près de cent mille en Ukraine et entre deux et quatre millions en Russie ; ailleurs, les chiffres se brouillent, notamment avec le travail dans les fermes ou les champs de coton.
Dans les Etats membres de la Communauté des Etats indépendants (CEI), la partie non officielle de l’économie représente aujourd’hui de 30 % à 66 % du produit intérieur brut (PIB), variant de l’Ouzbékistan, où la forte répression explique la relative faiblesse du taux, jusqu’à la Géorgie, selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Cette économie « grise » employait en 2002 près de dix millions d’adultes en Russie et près de seize millions dans l’ensemble des sept pays les plus pauvres de l’ex-Union soviétique (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Kirghizstan, Moldavie, Tadjikistan, Ouzbékistan) selon les rapports de la Banque mondiale.
Il ne s’agit pas vraiment d’une nouveauté. La ruée vers l’Ouest des demoiselles aux plaisirs tarifés et de leurs souteneurs, modifiant la forme extérieure de la criminalité organisée, était une signe avant-coureur. Elle n’était que la « mondialisation » du secteur informel hérité de l’ère soviétique. Mais, en 1991, il n’excédait pas 20 % du PIB. La longue récession qui a suivi a poussé des millions de travailleurs licenciés vers la retraite ou à adopter des stratégies de survie tant les rémunérations étaient misérables. Beaucoup ont profité d’un petit lopin de terre : la part de l’agriculture dans l’emploi est ainsi passée de 35 % en 1991 à 53 % en 2000 au Kirghizstan, de 26 % à 52 % en 1999 en Géorgie. D’autres se sont lancés dans les réparations, le commerce ou la sous-traitance à domicile.
L’autre composante du secteur informel regroupe les entreprises qui fuient les lourdes taxes et la bureaucratie paralysante. On entre là dans sa partie mafieuse. Outre les opérations fictives, les entreprises cherchant l’évasion fiscale peuvent ne pas déclarer leurs employés ou utiliser la sous-traitance à domicile. Mais les deux composantes (l’économie de l’ombre et la survie) cohabitent dans des proportions différentes selon la pauvreté des pays, estime le bureau moscovite de la Banque mondiale, qui a réalisé l’étude la plus poussée sur l’économie informelle, dirigé par l’économiste Yang-Ro Yoon, : la stratégie de survie y prime plus que dans les pays les plus riches de la CEI. La proportion en Russie est de 43 % pour l’économie de l’ombre et 56 % pour les stratégies de survie.
Dans ce groupe de pays défavorisés, l’économie informelle continue de progresser tandis que les économistes observent une stagnation, voire une régression en Russie et en Ukraine depuis 1999. « Les autorités ont réalisé de gros efforts pour faire baisser la forte criminalité du début des années 1990 et lancé des réformes pour consolider la transition. Mais les améliorations sont lentes », note Kalman Mizsei, directeur du bureau régional du PNUD pour l’Europe et la CEI.
L’enjeu est important. Même si l’économie informelle a permis à des millions de personnes de survivre dans toute la CEI et d’amortir la crise de 1998 en Russie, un secteur non officiel trop important freine le développement des pays. Avec l’évasion fiscale, l’Etat se voit priver des ressources utiles à son fonctionnement. La grogne des retraités russes en est un signe évident. Le statut informel empêche le développement des entreprises, fausse la concurrence, enracine la corruption, et finit par dissuader les investisseurs. Et il y a des conséquences sociales évidentes.
L’étude de la Banque mondiale en Russie montre aussi que les travailleurs informels sont payés en moyenne 10 % de moins que les autres. Leurs rémunérations restent très précaires et les conditions de travail soumises au bon vouloir de l’employeur. Elles varient souvent en fonction des rondes des policiers, lié au montant du bakchich qui leur est versé (ou non). Le commerçant s’expose à la détérioration de sa marchandise, aux coups et à la prison ; l’entrepreneur voit son travail entravé, ses marchés perdus, avec la même menace carcérale comme horizon. Pour les enfants des rues, le constat est plus lourd : analphabétisme, très peu de chances d’acquérir des compétences suffisantes pour obtenir un travail correct dans l’économie formelle. Ils s’enferment dans un secteur qui ne leur promet aucun avenir, leur assurant une « carrière » dans l’économie de l’ombre, dans la criminalité.
Peut-être échoueront-ils, nouveaux esclaves modernes, dans l’Empire occidental. On touche là la principale limite de l’étude de la Banque mondiale. Ils seront chauffeurs de camions, contrebandiers d’un nouveau genre, où la marchandise passée en fraude n’est pas celle que l’on croit. On a tous vu sur les parkings des autoroutes de l’Union européenne ces pauvres hères, assis dans l’herbe ou sous un abri de fortune, en short et baskets, se nourrissant d’un maigre sandwich, en compagnie de compatriotes d’infortune. Ils appartiennent à des compagnies de transport, parfois européennes, qui ont saisi l’opportunité de la chute du mur de Berlin pour s’installer en Hongrie, en Bulgarie, en Roumanie… Ils sont employés par ces succursales, aux tarifs et aux lois de ces pays, mais travaillent sur les routes de l’Union. Le dernier scandale en date a failli emporter le gouvernement luxembourgeois… qui assure la présidence de l’Union pour six mois.

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