23.2.05

Le Liban retrouvé

LE MONDE | 23.02.05 | 14h44

Henry Kissinger confessait jadis éprouver un "sentiment" pour l'autocrate syrien Hafez Al-Assad (1930-2000), en qui l'on saluait volontiers un "Bismarck du Moyen-Orient". Son fils Bachar, qui lui a succédé il y a cinq ans, ne risque pas d'inspirer pareil compliment à l'actuelle responsable de la diplomatie américaine, laquelle ajouterait volontiers son pays à la liste des "Etats voyous" à neutraliser.
Il avait pourtant promis, au moment de son intronisation, une libéralisation générale. Il était allé se raccommoder avec les Turcs. Il avait proposé aux Américains de coopérer avec eux contre le terrorisme. Il avait été reçu à bras ouverts à Paris, en juillet 2001, par Jacques Chirac, seul chef d'Etat occidental à avoir assisté aux obsèques de son père. Mais les durs du régime veillaient au grain, qui n'avaient pas envie de voir la Syrie, longtemps sous influence soviétique, se démocratiser à la manière de l'Europe de l'Est. Et moins encore de laisser le Liban se remettre à voler de ses propres ailes.
Sauf à créditer les services secrets israéliens d'un machiavélisme absurde, Rafic Hariri, "le plus inattendu des martyrs de la cause de l'indépendance libanaise", comme l'écrit si bien Fouad Ajami dans le Wall Street Journal, aura payé de sa vie sa rupture avec le régime de Damas, dont il avait été longtemps l'homme de confiance. La Syrie, à la vérité, n'a jamais pris son parti de l'indépendance du pays du Cèdre, et leurs rapports ont été souvent tumultueux.
Montagne majestueuse dominant la mer, le Liban est un château d'eau autour duquel s'est construit au cours des siècles un château de cartes, peuplé majoritairement de catholiques de rite oriental, les maronites, vivant au contact de druzes, dissidents de l'islam chiite et grands amateurs d'ésotérisme. Ces derniers répliquèrent férocement aux mesures prises en faveur des chrétiens, en 1860, par Constantinople, allant jusqu'à massacrer en une seule journée 2 000 malheureux. La France assumant, depuis la Renaissance, le rôle de protectrice des chrétiens d'Orient, Napoléon III expédia au secours des survivants une force de 6 000 hommes.
Le sultan accepta de placer ce moutasarifiya(département) du "Mont-Liban" sous l'autorité d'un gouverneur ottoman de confession catholique (sic : chrétien) et de lui concéder des privilèges quasi étatiques. On a bien lu qu'il ne s'agissait que du Mont-Liban, non de l'Etat actuel, qui est plus grand d'un bon tiers.
Peuplé à 80 % de maronites, il n'englobait que les terres situées à plus de 1 000 mètres d'altitude, ce qui excluait des villes comme Beyrouth ou Tripoli, de même que la riche plaine de la Bekaa.
Bientôt cependant allait venir le temps où se heurteraient les ambitions coloniales de la France et de la Grande-Bretagne au Levant. Par les accords secrets Sykes-Picot de 1916, Paris se fit reconnaître une vaste zone d'influence sur la rive orientale de la Méditerranée. Et lorsque s'effondra, deux ans plus tard, l'Empire ottoman, les troupes du général Gouraud chassèrent de Damas l'émir Feyçal. La France redessina le Liban dans ses frontières actuelles, provoquant la fureur de nombre de Syriens et faisant cohabiter les communautés religieuses les plus diverses, les maronites ne constituant que 32,7 % de la population.
La France n'hésita pas à faire passer sous son administration directe les parties de la Syrie majoritairement peuplées de druzes et de ces autres hérétiques de l'islam que sont les alaouites, secte très minoritaire à laquelle appartient la famille des Assad. Ni à céder à la Turquie, en 1939, la région d'Alexandrette, pour l'encourager à ne pas s'aligner sur l'Axe dans la guerre imminente. Le gouvernement de Léon Blum avait pourtant signé trois ans plus tôt des traités reconnaissant l'indépendance tant de la Syrie que du Liban, mais le Parlement en avait ajourné la ratification.
Lorsque les Français libres, en 1941, débarquent au Levant avec les troupes britanniques, se heurtant à une forte résistance de celles de Vichy, le général Catroux promet l'indépendance aux deux pays, mais de Gaulle a vite fait d'y mettre une condition : qu'ils concluent avec la France des traités d'alliance. Et au moment de la capitulation du IIIe Reich, des troubles éclatent à Damas, que le commandement français réprime très brutalement. Churchill adresse à l'homme du 18-Juin un ultimatum à peine déguisé, dont lecture est donnée aux Communes avant même sa remise à son destinataire. La fureur du général n'empêche pas, un an plus tard, la France d'être obligée par le Conseil de sécurité des Nations unies de prendre son parti de l'indépendance de la Syrie et du Liban, et de retirer ses troupes.
Un pacte national, conclu en 1943 et toujours respecté, répartit alors les principales charges de l'Etat libanais : le président de la République est maronite, le premier ministre sunnite, le président du Parlement chiite... Soutenu à fond par Paris, le pays du Cèdre est alors fier de sa maîtrise de notre langue, de sa prospérité financière et de ses libertés démocratiques.
La pactomanie du secrétaire d'Etat américain John Foster Dulles (1888-1959), qui veut enrôler la région dans sa croisade antisoviétique, le rêve panarabe de Nasser, qui conduit à une éphémère union syro-égyptiennne, l'arrivée massive des réfugiés palestiniens, qui ne se cachent guère de vouloir établir à Beyrouth un pouvoir au service de leurs ambitions, mettront le feu à ce paradis. Une première guerre civile éclate en 1958, à laquelle une intervention américaine et la réconciliation provisoire des diverses communautés libanaises mettront rapidement fin. Elle rebondira en 1975, et les chrétiens n'éviteront de perdre la partie, l'année suivante, que grâce à l'intervention à leurs côtés, mais oui, de la Syrie d'Hafez Al-Assad, qui rêve lui aussi d'unifier le monde arabe sous sa houlette et n'entend surtout pas servir de marchepied aux ambitions d'Arafat.
Une invasion israélienne, en 1982, contraindra le leader de l'OLP à quitter le Liban avec plusieurs milliers de ses partisans armés, sans que pour autant Damas se laisse persuader de retirer ses troupes. Entretemps, le président libanais Béchir Gemayel aura été assassiné quelques jours après son élection. Le même sort attendra en 1990 un autre président, René Moawad, et son successeur Elias Hraoui sera élu sous la protection des baïonnettes syriennes.
Mais c'est l'invasion du Koweït par Saddam Hussein, en août de la même année, qui consolidera l'hégémonie de Damas sur le Liban. Assad, dont le leader irakien était l'ennemi juré, prend position au côté des Etats-Unis. Du coup les Américains oublient les Libanais, auxquels il ne restera qu'à signer des accords entérinant le droit de regard de la Syrie sur leurs affaires.
Moyennant quoi, Assad fils, comme l'avait fait son père, oblige le Parlement de Beyrouth à violer la Constitution pour prolonger le mandat de l'actuel président, Emile Lahoud, contre l'avis du premier ministre Hariri, dont la démission en octobre dernier a mis en lumière l'ampleur des divergences l'opposant au chef de l'Etat.
D'où le virage imprimé à la position des Etats-Unis et à celle de la France, qui se reflète dans la résolution adoptée en 2004 par le Conseil de sécurité des Nations unies en faveur d'un retrait des troupes syriennes. Contribue sans doute à l'expliquer le dépit ressenti par Paris à voir ses gestes à l'endroit de la Syrie, comme l'effacement de la dette, tenus pour nuls, et à voir lui passer sous le nez, en dépit d'un très gros prêt consenti au Liban, une série de contrats économiques particulièrement juteux.
L'assassinat d'Hariri, œuvre d'un clan, peut-être, plutôt que d'une décision réfléchie du gouvernement de Damas, tendait évidemment à faire bien comprendre aux vilains étrangers qu'il ne fallait pas toucher aux intérêts syriens. A voir les énormes foules qui se sont pressées aux obsèques de l'ex-premier ministre, à constater que chrétiens, sunnites et druzes se trouvent aujourd'hui d'accord pour dire à l'occupant que trop c'est trop, le résultat a été à l'envers de l'intention. C'est son intérêt bien compris qui devrait persuader le jeune Assad de rouvrir le dialogue avec le Liban réel, avec lequel, compte tenu des difficultés de l'économie syrienne, il a d'ailleurs le plus grand besoin de collaborer.

André Fontaine
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.02.05

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