21.2.05

«Les Etats-Unis ont compris qu'ils sont prépondérants mais pas omnipotents»

Diplomatie. Zbigniew Brzezinski, géostratège américain, ancien conseiller de Jimmy Carter:

Par Pascal RICHE

lundi 21 février 2005 (Liberation - 06:00)

Washington de notre correspondant

Né à Varsovie en 1928, Zbigniew Brzezinski est un des plus grands géostratèges américains. Ancien conseiller pour la Sécurité nationale du président démocrate Jimmy Carter, il travaille aujourd'hui au Center for Strategic and International Studies. Il a écrit plusieurs livres sur le rôle des Etats-Unis dans le monde, comme le Grand Echiquier (Bayard, 1997) ou le Vrai Choix (Odile Jacob, 2004).

La visite de Condoleezza Rice à Paris et celle du président Bush à Bruxelles marquent-elles un tournant dans les relations transatlantiques ?

Je ne pense pas que ce soit un tournant, seulement une tentative de gommer les antagonismes et les soupçons mutuels qui se sont développés depuis trois ans. Il y a un long chemin à parcourir avant d'aboutir à une communion de vues stratégiques qui soit sincère.

Il n'y a pas de changement dans la politique étrangère américaine ?

Je constate un changement dans le style, qui peut devenir un changement dans le contenu. Cela demandera un effort très sérieux des deux côtés. Il faut pour cela discuter de l'ensemble des problèmes stratégiques auxquels on est confrontés aujourd'hui, formuler des décisions communes et partager les charges inhérentes à l'exécution de ces décisions.

N'avez-vous pas l'impression que, face aux difficultés rencontrées, l'administration Bush a pris conscience du fait qu'il est plus facile d'agir en concertation avec ses alliés ?

Les faits ont imposé à certains membres de l'administration américaine des révisions déchirantes. Ils ont été amenés graduellement à reconnaître la différence importante qui existe entre «prépondérance» et «omnipotence». Les Etats-Unis sont prépondérants, mais certainement pas omnipotents. Malheureusement, certains, dans l'administration Bush ces dernières années, ont eu tendance à confondre les deux termes. Aujourd'hui, leur crédibilité a décliné. Ils sont encore présents à la Maison Blanche et au département de la Défense, mais ils sont moins présents dans les échelons supérieurs du département d'Etat, où Condoleezza Rice a mis en place une excellente équipe, à la fois déterminée et réaliste. La grande question est de savoir quelle sera son attitude à elle: va-t-elle rester la même ou changer ? Je ne connais pas la réponse. Son prédécesseur, Colin Powell, n'avait pu choisir qu'un seul des hommes travaillant directement avec lui sur les questions stratégiques, son secrétaire adjoint Richard Armitage. Les autres étaient des néoconservateurs ou des fonctionnaires de carrière. L'équipe que Rice a constituée comporte des gens comme Robert Zoellick, son secrétaire adjoint, Daniel Fried, Nicholas Burns, Philip Zelikow, qui ont tous une expertise tournée vers l'Europe.

Quel est votre jugement sur la politique étrangère suivie par la France depuis trois ans?

Elle a beaucoup contribué à la division de l'Alliance atlantique. Il n'était pas nécessaire de suivre une politique aussi négative, et de le faire de manière aussi formelle. La division malheureuse du monde occidental a été, en large partie, produite par l'unilatéralisme américain, mais aussi par l'absence de position commune européenne. On a assisté à un dysfonctionnement général, Britanniques, Français et Allemands allant chacun dans leur direction. Les Britanniques chuchotaient des conseils intelligents dans l'oreille de Bush, mais, publiquement, ils le soutenaient à 100 %. Les Français ont exprimé une position négative, plaçant la barre très haut dans leur refus, mais sans faire aucun effort pour trouver une alternative sérieuse à l'approche américaine qui aurait pu recueillir un soutien européen. Les Allemands, enfin, ont laissé les slogans de politique intérieure dicter leur politique étrangère. Pour que le fossé se referme, les Américains doivent comprendre qu'ils ne peuvent avoir un partenariat en proposant aux Européens de partager les charges mais pas les décisions. Mais il faut aussi que les Européens comprennent qu'un partenariat, cela ne signifie pas qu'on partage les décisions en laissant les Etats-Unis assumer, seuls, le fardeau de leur exécution. Nous devons définir ensemble la stratégie, mais aussi agir ensemble de façon responsable.

Depuis sa réélection, George Bush utilise souvent le terme «Union européenne». A-t-il découvert l'Europe ?

Quelqu'un a dû le conseiller sur ce point. Tout Américain réaliste doit reconnaître que l'Union européenne émerge et que, à long terme, c'est dans l'intérêt des Etats-Unis. Mais aussi que, pendant un certain temps, ce ne sera pas un pouvoir unitaire et cohérent.

Quels sont les principaux obstacles sur le chemin de la réconciliation : l'Irak ? l'Iran ? la Chine ? le conflit au Proche-Orient ?

Les deux principaux sont l'Iran et le conflit israélo-palestinien. Sur l'Iran, un rapprochement est possible, mais les Américains et les Européens devront faire un effort très sérieux. La difficulté vient du fait que la nouvelle administration Bush n'a pas encore dessiné une politique complète et bien informée pour l'ensemble du Moyen-Orient. Sur le conflit israélo-palestinien, les Européens ne peuvent jouer un rôle que s'ils sont vraiment prêts à le faire. Malheureusement, au Moyen-Orient, toute politique doit s'accompagner de l'obligation de mettre sur le terrain des hommes et des ressources. Les Européens ne sont pas toujours prêts à s'engager directement lorsqu'il est question d'argent ou d'hommes.

L'Union européenne dépense beaucoup d'argent pour la région, notamment pour la reconstruction des territoires palestiniens...

Elle a aidé l'Autorité palestinienne, mais cela n'est qu'un élément dans la question plus large du processus de paix, et des accords qui vont devoir être trouvés : tout cela va coûter très cher.

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