18.2.05

Les limites du rêve moyen-oriental de Washington

ANALYSE

LE MONDE | 18.02.05 | 14h23


Toute réflexion prospective sur le Moyen-Orient doit partir d'une analyse de la situation en Irak, au-delà des élections du 30 janvier dont on ne saurait attendre un changement radical dans l'immédiat, ne serait-ce qu'en raison de la faible participation des sunnites. Plus encore que les Britanniques en 1920 - qui, eux, s'étaient appuyés sur la minorité sunnite pour mieux contrôler les événements -, les Américains ont cru pouvoir importer dans ce pays un régime de type occidental.
Entraînés par leur messianisme, ils ont rêvé de l'instauration à Bagdad d'une démocratie transformant de proche en proche la région dans son ensemble. En lançant l'initiative du "Grand Moyen-Orient", ils ont espéré transcender les difficultés rencontrées sur le terrain. Jadis, la politique des Britanniques a finalement débouché sur la dictature.
Il est vrai qu'entre-temps ils avaient eu toute latitude pour manipuler à leur avantage les régimes successifs à Bagdad.
L'aventure américaine actuelle débouchera-t-elle sur un régime proaméricain et stable ? Tel est certainement le but des Etats-Unis. Mais on ne voit pas, désormais, comment la domination chiite serait évitable. Et l'objectif des partisans de l'ayatollah Al-Sistani est manifestement de renvoyer les Américains le plus vite possible.
Dans l'immédiat, pour éviter une guerre civile, Washington devra consentir un effort prolongé. Evaluée initialement à quelques milliers d'hommes, c'est en dizaines de milliers que se mesurerait aujourd'hui la résistance. Les soldats américains ont peur, et leurs comportements accroissent la méfiance, sinon l'hostilité de la population. Quoi qu'en disent ceux qui veulent tout ramener au "terrorisme international", la part extérieure de cette résistance est faible. L'insurrection vient essentiellement de l'intérieur du pays, et elle est hétérogène.
Deux solutions sont en principe possibles. L'une consisterait à augmenter massivement les effectifs militaires sur place en les portant aux environs de 500 000. Mais le Pentagone a déjà du mal à en entretenir 150 000. L'autre solution, qui correspond à la stratégie actuellement à l'œuvre, vise au contraire une diminution des effectifs en misant sur la formation accélérée de forces de police irakiennes principalement soutenues par des conseillers américains. Mais le temps presse et les insurgés s'attachent précisément à démoraliser l'embryon de ces forces.
Certaines voix, aux Etats-Unis, se prononcent déjà pour un retrait militaire pur et simple. Le jour venu, une demande du gouvernement irakien permettra d'amorcer la manœuvre. Toute la question est de savoir quelle sera l'attitude fondamentale de ce gouvernement par rapport aux Etats-Unis.
Les difficultés en Irak n'ont pas calmé les ardeurs de l'Amérique contre le régime des mollahs en Iran. Rien n'indique que Washington ait renoncé à l'objectif de renverser ce régime, il est vrai malade et impopulaire. Mais si les Etats-Unis ou Israël cédaient à la tentation d'attaquer l'Iran, il est hautement probable qu'une conséquence immédiate serait l'union nationale contre l'Amérique.
En refusant jusqu'à présent le dialogue avec Téhéran, Washington a minimisé la capacité de l'Iran à influencer les événements en Irak. Or, celle-ci est vraisemblablement supérieure à la capacité inverse, en raison de la nature, de la multiplicité, et de la subtilité de liens très anciens. Quoi qu'il en soit, tout visiteur récent de Téhéran ou de Qom ne peut que constater combien le résultat des élections du 30 janvier est considéré comme un immense succès pour l'Iran.
Il est incontestable qu'à moyen terme la République islamique devra pour survivre conduire de grandes réformes politiques et économiques. Mais elle n'est pas en danger de mort imminente. Pas plus d'ailleurs que la monarchie saoudienne, elle aussi soumise à de rudes épreuves. Incidemment, le rapprochement des derniers temps entre l'Arabie saoudite et l'Iran, en dépit de leur rivalité profonde, est l'une des manifestations de leur instinct de survie.
La meilleure chance d'obtenir progressivement au Moyen-Orient les nécessaires adaptations institutionnelles serait de prendre à bras-le-corps les grands dossiers en suspens. Le dossier israélo-palestinien d'abord. Les premiers pas de Mahmoud Abbas sont fermes, et l'engagement du Hamas dans un processus de paix ne paraît plus inconcevable. Le cessez-le-feu auquel les leaders israélien et palestinien se sont engagés, le 8 février à Charm el-Cheikh, est porteur de nouveaux espoirs. Les prochaines échéances - notamment les élections parlementaires palestiniennes en juillet et le désengagement de Gaza à la même époque - seront cruciales. C'est dire que la route sera encore longue jusqu'au règlement d'un statut final dont pourtant les termes — même sur les points les plus sensibles comme Jérusalem, les colonies ou le problème des réfugiés — sont déjà connus. Le "droit au retour", on le sait, n'est plus un obstacle incontournable.
En diplomatie, il est bien rare que le contenu des formules ne soit pas plus malléable que les formules elles-mêmes. Quand un problème paraît insoluble, disait l'initiateur de l'Europe unie Jean Monnet (1888-1979), il faut changer le problème. Là réside tout l'art de la négociation. Et le moment est mûr pour commencer. De même, la meilleure façon que la Syrie se retire du Liban, conformément à la résolution 1 559 des Nations unies votée le 2 septembre 2004, est que s'ouvrent enfin des négociations sur le retrait israélien du Golan. Washington impose des sanctions à Damas et laisse planer un doute sur ses intentions à l'égard du régime de Bachar Al-Assad, mais ne peut ignorer là encore qu'en provoquant sa chute, on prendrait le risque d'engendrer le chaos.
Dans un contexte général de retour à la diplomatie, comme le président Bush lui-même le préconise, l'ouverture d'un dialogue avec l'Iran devrait trouver sa place. Si le successeur du président Khatami - son élection aura lieu en juin - est un homme fort et expérimenté, comme l'hodjatoleslam Hachémi Rafsandjani, on peut imaginer que la République islamique reconnaisse Israël et s'engage durablement à respecter les obligations du traité de non-prolifération - pour s'en tenir à deux demandes occidentales impérieuses - en échange de la prise en considération de son rôle légitime dans l'organisation de la sécurité régionale et de concessions économiques.
Le bon côté du débat plus ou moins avorté autour du plan de "Grand Moyen-Orient" est que les régimes en cause sont devenus plus conscients de la nécessité de se réformer. L'Arabie saoudite elle-même a pris quelques mesures dans ce sens. Mais on connaît la "loi de Tocqueville" selon laquelle c'est au moment où ils commencent à se réformer que les régimes sclérosés risquent de s'écrouler. Or il n'est pas toujours bon pour la population et pour l'environnement qu'un régime, même sclérosé, s'écroule. A condition de travailler dans un cadre propre à l'établissement d'un minimum de confiance, les pays occidentaux pourraient aider leurs partenaires de l'espace moyen-oriental à promouvoir pas à pas des réformes facilitant l'émergence progressive d'un espace de coopération durable.
De telles idées peuvent paraître utopiques. Je ne le crois pas. Pour accomplir de grands desseins, il faut de la générosité dans la vision et du réalisme dans l'exécution. Et, par nature, l'accomplissement d'un grand dessein paraît toujours improbable au départ.

Thierry de Montbrial pour Le Monde
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 19.02.05

Aucun commentaire: