3.5.05

Hassan Nasrallah, l'homme du Parti de Dieu

Hassan Nasrallah - - "Victoire de Dieu" , en arabe - - est un homme marqué. Il le sait. "Cela ne m'empêche pas de dormir" , assure-t-il. Mais la tâche de qui veut l'approcher s'en trouve singulièrement compliquée. Entouré 24 heures sur 24 d'une garde prétorienne de jeunes gens suspicieux, uniformément vêtus de complets gris ou noirs, il n'a jamais oublié comment son "frère, ami et mentor" Abbas Al-Moussaoui, sa femme et leur petite fille de 3 ans furent tués, le 16 février 1992, par un missile US Hellfire tiré depuis un hélicoptère israélien qui les attendait au détour d'une route de montagne.
"C'est peut-être la seule fois où l'on a vu le cheikh pleurer" , se souvient un vieil ami. Quelques semaines plus tard, Hassan Nasrallah, à 32 ans, remplaçait le défunt à l'une des fonctions politiques les plus dangereuses du Proche-Orient : secrétaire général du Hezbollah, le Parti de Dieu.
Réélu par ses pairs pour un cinquième mandat consécutif en août 2004, il vit comme un quasi-reclus, ne se montrant qu'à l'occasion, sans jamais être annoncé. Son adresse à Beyrouth, à supposer qu'il n'en ait qu'une, est l'un des secrets les mieux gardés de ce pays bavard. A part quelques proches, nul ne sait à quoi ressemblent son épouse ou ses trois enfants, âgés de 25, 20 et 15 ans. On ne connaît pas non plus les traits de ses huit frères et sœurs, ni de sa mère ou de son père, dont on ignore même s'ils sont tous vivants ou morts.
Le personnage que Farid Khazen, professeur de science politique à l'Université américaine de Beyrouth, considère comme "la plus connue et la plus populaire figure chiite du monde arabe" reste, pour la plupart de ses compatriotes, une énigme. A-t-il seulement gardé des amis de ces années 1976 à 1978 quand il étudiait dans un séminaire religieux à Nadjaf, "la" ville sainte irakienne du chiisme mondial ? Une rencontre au moins l'a marqué à jamais, celle du "maître spirituel" réfugié à la même époque à Nadjaf : l'ayatollah Khomeiny. "Sa présence irradiait, se souvient Nasrallah. En sa compagnie, le temps et l'espace devenaient immatériels."
Pour le jeune étudiant en théologie, alors âgé de 18 ans, ce fut une révélation. Aujourd'hui encore, au Liban, les enseignements et les portraits du Guide iranien de la révolution islamique mondiale dominent les paysages intellectuel et urbain du Hezbollah. Il est vrai que, sans Khomeiny, ses conseils, les armes, les millions de dollars et les centaines de gardes révolutionnaires qu'il dépêcha au pays du Cèdre dès après l'invasion israélienne de 1982, le parti n'aurait peut-être jamais vu le jour. De cette époque troublée, Hassan Nasrallah a conservé un "vieux rêve" : devenir un jour ayatollah, moujtahid, c'est-à-dire interprète reconnu de la parole divine, et même — pourquoi pas ? —, marjaa, guide religieux suprême et "source d'imitation" pour des millions de chiites pratiquants.
Après la mort de Khomeiny, en 1989, le Hezbollah a adoubé son successeur au trône spirituel de l'Etat théocratique iranien, l'ayatollah Ali Khamenei. Pour autant, si la création au Liban d'un gouvernement islamique à l'iranienne reste un vœu affirmé du parti dans son manifeste officiel de 1985, le secrétaire général Nasrallah n'en répète pas moins très souvent que, en raison "de la diversité religieuse propre au Liban" , un Etat islamique, "qui ne peut en aucun cas être imposé par la force, n'est pas à l'ordre du jour".
A Nadjaf, un autre marjaa, le grand ayatollah Ali Al-Sistani, qui appartient à l'école quiétiste du chiisme, celle qui refuse le "galvaudage" de la religion dans l'exercice du pouvoir temporel, est sur la même ligne. A plusieurs reprises, depuis l'intervention américaine en Irak en 2003, Hassan Nasrallah, fort de son aura régionale, a appelé à "la défense" du vieil ayatollah et au "respect de sa parole." Les deux hommes ne sont cependant ni complètement sur la même longueur d'onde - - le Libanais n'apprécie guère l'actuelle coopération chiite irakienne avec l'Amérique et aurait sans doute préféré qu'Ali Al-Sistani appelle au djihad contre l'envahisseur - - ni du même monde.
Ses hommes ont beau lui donner systématiquement le titre qui lui revient en tant que descendant présumé du Prophète, "Son Eminence le seyyed Nasrallah" n'appartient pas à l'aristocratie religieuse chiite. Contrairement aux Sistani, Khoei ou Sadr qui dominent le chiisme mondial depuis des générations, Hassan Nasrallah est né pauvre et obscur, d'un père épicier et d'une mère de famille nombreuse - - neuf enfants - - plutôt ignorants de la religion.
Comment un gamin misérable, né en août 1960 dans un bidonville de Beyrouth, se fait remarquer par un théologien nommé Muhammad Al-Gharaoui reste un mystère. Ses thuriféraires prétendent que, lorsque ses camarades d'école jouaient au foot, le jeune Hassan "passait son temps à lire des ouvrages religieux compliqués" . Toujours est-il que c'est muni d'une recommandation écrite de ce Gharaoui que le jeune Hassan débarque sans le sou au séminaire de Nadjaf.
Il a 16 ans et déjà une petite expérience politique de militant dans le mouvement chiite Amal, fondé au Liban par un membre éloigné de la famille Al-Sadr, l'imam Moussa Al-Sadr. A Nadjaf, Nasrallah est présenté au grand ayatollah Muhammad Baqir Al-Sadr. Celui-ci est le fondateur du parti islamique Al-Daawa (L'Appel) qui essaimera au Liban dès les années 1970 et qui est aujourd'hui au pouvoir à Bagdad via son chef local, le premier ministre Ibrahim Al-Jaafari. Al-Sadr prend le jeune Libanais sans fortune dans son séminaire et le confie à un autre de ses disciples libanais : Abbas Al-Moussaoui. Ce dernier, on l'a vu, deviendra, jusqu'à son assassinat par Israël, le patron du Hezbollah.
En 1978, comme des milliers d'étudiants chiites étrangers, Hassan Nasrallah doit fuir Nadjaf. Saddam Hussein a lancé la chasse aux religieux. Nombre des camarades d'études du jeune Libanais sont arrêtés, torturés, tués. Khomeiny est expulsé vers la France, Muhammad Baqir Al-Sadr sera exécuté deux ans après.
Nasrallah rentre au Liban. La guerre civile, qui a commencé en 1975, y fait toujours rage. Entre 1982 et 1985, années sanglantes pendant lesquelles de mystérieux groupuscules baptisés Djihad islamique, Déshérités sur Terre ou encore Organisation de la justice révolutionnaire organisent des attentats et des prises d'otages, on perd un peu sa trace. Ces groupes armés, qui revendiquent aussi nombre d'enlèvements d'Occidentaux, n'étaient-ils, comme l'affirment les services secrets, que "des paravents du Hezbollah" ? Rappelant que les règlements de ces affaires ont presque chaque fois bénéficié à l'Iran, Walid Charara et Frédéric Domont, dans leur analyse politique (Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste, éditions Fayard), revisitent dans le détail cette période trouble. Bien que sorti du rang des combattants, Hassan Nasrallah, qui n'est pas seulement un dévot mais aussi un redoutable chef de guerre, n'y a joué aucun rôle connu. Ces années-là, officiellement, il s'est contenté d'étudier et d'enseigner la religion dans un séminaire du Hezbollah au Liban sud.
Aujourd'hui, devant nous, il va jusqu'à nier toute responsabilité de son parti dans le double attentat-suicide qui tua 58 soldats français et 241 militaires américains à Beyrouth en octobre 1983. "Jamais, depuis sa création, le Hezbollah n'a été impliqué dans une seule action terroriste contre l'Amérique" , affirme-t-il. Habilement, il ne date pas la création du parti de la fin 1982, comme c'est communément admis, mais de 1985, année de publication de son premier manifeste. "Durant ces années, beaucoup de groupes restaient en marge de la direction du parti, assure-t-il. Autonomes, ils ne dépendaient pas de nous, n'avaient rien à voir avec nous. Ils refusaient de se soumettre et de se cantonner, comme nous, à la bataille contre les forces d'occupation israéliennes."
Des explications évidemment contestées du côté de Washington. "Entre le Hezbollah et nous, lance Richard Armitage, numéro deux du département d'Etat en 2001, il y a une dette de sang qui devra être payée un jour." Après les attentats du 11 septembre 2001, qu'Hassan Nasrallah condamnera sans appel - - le wahhabisme sunnite d'un Ben Laden est l'ennemi de "l'hérésie chiite" --, Richard Armitage ira plus loin, qualifiant le Hezbollah de "groupe A du terrorisme" , avant même Al-Qaida. Les historiens trancheront. Hassan Nasrallah maintiendra sans doute sa version. L'homme est tenace et obstiné. Il l'a déjà prouvé, par exemple à la mort son fils aîné, Hadi, en 1997.
Cette année-là, le jeune homme est tué au Liban sud dans un raid de la Résistance islamique - - branche armée du Hezbollah - - contre la force israélienne occupante. Il avait 18 ans. Le cheikh l'adorait. Pourtant, il ne change rien à son programme du jour, refuse de montrer sa peine et se déclare au contraire "fier d'être, comme tant de Libanais, le père d'un martyr" . Il n'avouera que bien plus tard combien son aîné lui "manque" .
Habitués, pendant la guerre civile, à voir leurs élites placer leurs rejetons à l'abri en Europe, les Libanais apprécient. Ils apprécieront encore plus quand, en mai 2000, après vingt-deux années d'occupation, l'armée d'Israël, qui a perdu 900 soldats dans les combats contre les commandos de la Résistance islamique depuis fin 1982, abandonne enfin le Liban sud et rentre chez elle.
Hassan Nasrallah est alors perçu comme le héros de l'année. Son aura grandit encore en janvier 2004 avec l'échange de prisonniers le plus spectaculaire qui se soit vu dans la région depuis des décennies. Les corps de trois soldats israéliens tués au combat en 2000 et un colonel de réserve capturé vivant en 2001 sont remis à leur patrie. En contrepartie, le Hezbollah obtient d'Israël la libération de 30 prisonniers libanais et de 420 détenus palestiniens. Les corps de 60 militants tués au combat et toutes les cartes militaires indiquant l'emplacement des mines posées au Liban sud par Tsahal (l'armée israélienne) lui sont également remis.
Le monde arabe exulte. Fêté comme un homme d'Etat, Nasrallah, derrière une vitre pare-balles, prononce un discours devant un million de Libanais. Le politicien est à la"une", mais on en sait toujours aussi peu sur l'homme.
Aujourd'hui, une seule chose est certaine : sous son impulsion, le Hezbollah du nouveau siècle n'a plus grand-chose à voir avec celui des années 1980. De l'avis général au Liban, l'organisation a réussi sa mutation d'organisation de résistance en parti politique. Le plus puissant et le plus discipliné du pays sans doute. Son chef, pour autant, ne sera "jamais" ministre. "Un membre de gouvernement doit pouvoir voyager librement. Je ne le peux pas, les Israéliens m'attendent. Entre eux et moi, lâche-t-il dans un dernier sourire, il y a une longue histoire de vengeance."

Patrice Claude
Article paru dans Le Monde du 03.05.05

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