29.6.05

La Chine vieillit trop vite, ses retraités vont en payer le prix

 
 
DÉMOGRAPHIE La politique de l'enfant unique et l'allongement de la vie pèsent sur la pyramide des âges. Le pays comptera 397 millions de seniors en 2040

Shenyang (nord-est de la Chine) : de notre envoyé spécial Jean-Jacques Mével
[Le Figaro économie, 29 juin 2005]

A l'ombre des pins et des acacias, le parc du Travail est à la fois un jardin destiné aux enfants et l'hommage rendu par la ville de Shenyang à ses héros ouvriers. Les uns comme les autres sont devenus plus rares en Chine, et c'est une autre population qui se presse dans les allées dès 10 heures du matin : des milliers de retraités avec chapeau de paille, canne et tabouret pliant.
Entre la calligraphie, les échecs, la gymnastique douce du qi gong et le four-step languissant pratiqués dans les bals chinois, le parc du Travail autorise toutes les activités qui permettent de tromper l'ennui et de tuer le temps. «A l'âge de la retraite, les vieux d'aujourd'hui sont encore jeunes et ils ont besoin de se distraire», dit M. Sun, 73 ans, ancien ouvrier de l'automobile et pensionné à 100% par l'Etat depuis seize ans.
Shenyang, ancienne capitale des Ming et vieille métropole industrielle de Mao, offre avec une génération d'avance le visage ridé qui guette la République populaire. Toutes les projections nationales et étrangères l'annoncent. D'ici vingt-cinq ans, la proportion des 60 ans et plus va allégrement doubler. De 11% aujourd'hui, ils passeront à 25% de la population en 2030.
Le pays devrait compter 397 millions de seniors en 2040 d'après l'ONU, soit presque autant que tous les habitants de l'actuelle Union européenne. Ce vieillissement se manifeste déjà dans la hausse accélérée de l'âge moyen des Chinois. Dans les années 1960, à l'époque des gardes rouges, il était de 20 ans. Il s'établissait à 32 ans en 2003. Il atteindra 44 ans en 2040. Après son formidable réveil économique, la Chine risque de plier aussi rapidement sous le poids des ans.
Derrière cette bombe démographique, il y a deux mèches allumées. La première est l'allongement de l'espérance de vie, qui atteint près de 70 ans. C'est l'effet positif de la hausse du niveau de vie et d'une meilleure santé. La seconde est également identifiée, même si le régime refuse encore de l'éteindre : c'est la politique de «l'enfant unique». Vingt-cinq ans de contrôle coercitif des naissances ont freiné l'essor de la population chinoise. Mais ils ont pour contrecoup une inversion de la pyramide des âges.
L'Occident, inquiet des ambitions affichées à Pékin, peut trouver rassurante la perspective d'une Chine qui se rouillerait prématurément. Le parti unique, les démographes et les experts s'inquiètent plutôt d'un scénario inédit : celui d'une société croulant sous le poids du troisième âge avant d'avoir atteint sa maturité économique. «La Chine risque d'être vieille avant d'être riche, contrairement à ce qu'ont réussi l'Occident, le Japon ou la Corée», résume Shen Dian Shong, directeur de l'Institut de sociologie de Shenyang.
Pénurie de jeunes, pléthore de vieux, l'effet de ciseau menace dangereusement un système de retraite chinois déjà notoirement déficient. D'ici une génération, les cheveux gris seront encore plus nombreux au parc du Travail. Et sauf miracle, rares seront ceux qui pourront se prévaloir d'une pension d'Etat aussi généreuse que celle de M. Sun.
La République populaire a relevé d'autres défis depuis trente ans, mais les courbes démographiques sont souvent inexorables. Au milieu du siècle, la nation la plus peuplée de la planète aura la même pyramide des âges que le Japon d'aujourd'hui, avec un revenu par tête encore très inférieur. Faute d'une révolution dans sa politique de retraite, la Chine devra subvenir aux besoins de dizaines de millions d'indigents du troisième âge.
La détérioration des garanties offertes aux pensionnés est déjà palpable. Au parc du Travail, les plus jeunes des retraités sont partis avec de belles promesses de la part de leurs employeurs – désormais privés –, mais ils se sont rapidement retrouvés à la portion congrue : le tiers, voire le quart de leur salaire de fin de carrière. «J'ai encore assez pour deux repas par jour, dit un ancien des transports urbains à Shenyang. Mais on m'a trompé sur le montant de ma retraite.» Il touche 400 yuans par mois (moins de 40 euros).
L'arithmétique des retraites chinoises est simple. Le pays, encore jeune, compte aujourd'hui 6 cotisants en puissance pour une personne âgée de 60 ans et plus. Ils ne seront plus que 2 en 2040. Les huit millions d'habitants de Shenyang, métropole d'une industrie d'Etat naufragée par les réformes, sont déjà tombés à ce taux d'(in)activité. «Nous sommes entrés dans la société du vieillissement avant tous les autres», constate amèrement Shen Dian Shong.
De fait, la province du Liaoning et surtout la ville de Shenyang sont devenues le laboratoire national des retraites chinoises. Depuis 2001, Pékin y expérimente un système de gestion centralisée. La surveillance renforcée vise d'abord à éviter les détournements de fonds, plaie des finances locales en République populaire.
Cet effort exemplaire a aussi un coût prohibitif, qui ne pourra pas être étendu au reste du pays. Le Liaoning et ses 42 millions d'habitants représentent 3% de la population active urbaine en Chine. Mais ils engloutissent à eux seuls 12% des subventions de l'Etat central aux régimes de retraite. «La solution du vieillissement exige des mesures plus radicales que celle que le gouvernement chinois semble disposé à prendre», relève le CSIS (1), un influent think tank américain.
La question des retraites urbaines, mal gérées et lourdement déficitaires, n'est que la partie émergée de l'iceberg. A ce jour, les trois quarts des 700 à 800 millions de Chinois actifs ne cotisent ni ne bénéficient d'aucun système de retraite. C'est le cas pour la masse des paysans et des migrants urbains. L'âge légal de la retraite ajoute au fardeau potentiel : il reste fixé à 60 ans pour les fonctionnaires, à 55 ans pour les ouvriers et à 50 ans pour les femmes.
S'il existe un régime de retraite universel et obligatoire, il n'est appliqué par personne ou presque.
Les entreprises d'Etat, souvent dans le rouge, n'ont pas les moyens d'y souscrire. Les firmes privées refusent de cotiser, pour ne pas devoir colmater les fuites du secteur public. Les futurs retraités, enfin, s'en détournent : par tradition, ils comptent encore sur des enfants toujours plus rares pour assurer leurs vieux jours.

(1) The Graying of the Middle Kingdom (2004), Center for Strategic & International Studies, Washington, DC.

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