17.6.05

L'art délicat du débriefing

DÉFENSE Les spécialistes du renseignement prennent en charge les otages libérés

PAR ERIC DENÉCÉ *
[Le Figaro, 17 juin 2005]

Florence Aubenas, à peine libérée par ses ravisseurs, a été prise en charge par la DGSE, qui a si efficacement oeuvré à sa libération, comme à celle de Christian Chesnot et de Georges Malbrunot. La journaliste a été immédiatement soumise à un exercice de débriefing, phase essentielle du travail de renseignement accompagnant une résolution de prise d'otages. De quoi s'agit-il ? Comment procèdent les services spécialisés ? Cet exercice mystérieux pour le grand public est en réalité un art complexe pour permettre à un interlocuteur de restituer le maximum d'observations possibles.
Le débriefing est la procédure par laquelle les services de renseignement cherchent à obtenir le maximum d'informations d'un acteur ayant été engagé dans une situation opérationnelle, qu'il s'agisse d'un officier de retour de mission, d'un agent ayant conduit une infiltration, d'un transfuge adverse ou d'un otage venant de recouvrer la liberté. Le débriefing n'est pas une technique qui utilise la contrainte. Il ne peut être comparé à un interrogatoire militaire ou policier. Cela ne veut pas dire, pour autant, que les entretiens ne soient pas dirigés.
La fonction d'un débriefing est essentielle pour les services de renseignement. Dans le cas d'un transfuge, il permet, grâce à de longs et nombreux entretiens, de vérifier que le défecteur n'est pas en réalité un agent double participant à une opération d'intoxication. Dans les prises d'otages, notamment aériennes, le débriefing des passagers relâchés apporte des informations primordiales pour préparer l'intervention des unités antiterroristes (nombre de pirates de l'air, armement, situation dans l'avion, etc.).
Certes, il est toujours plus productif de débriefer un opérateur ayant été formé aux techniques d'observation (notamment via le fameux jeu de Kim), car la moisson sera plus riche. Mais cette méthode donne d'excellents résultats même avec des néophytes.
Dans la situation de Florence Aubenas, l'utilité du débriefing pour la DGSE est double. D'une part, l'objectif est de recueillir le maximum d'informations sur le groupe qui a détenu les otages : lieu de détention, autres otages présents, caractéristiques des ravisseurs, etc. Certes, le fait que Florence Aubenas ait été détenue dans une cave, les yeux bandés, sans dialogue avec ses ravisseurs, devrait n'apporter que des informations assez approximatives. En revanche, le débriefing de Hussein Hanoun par la DSGE devrait être plus productif : l'homme a pu écouter les propos des ravisseurs, leur accent, échanger quelques mots avec d'autres otages locaux ; et, comme c'est un ancien colonel de l'armée de l'air irakienne, il a pu noter divers détails auxquels un «civil» n'aura pas prêté attention. Ces informations seront utiles au cas où ce groupe enlèverait à nouveau des ressortissants français.
L'autre utilité du débriefing est de reconstituer le film des événements. La DGSE cherche alors à valider les renseignements dont elle disposait, à évaluer la vision de la situation qu'elle avait, en la comparant avec la perception de l'otage. Parfois, les négociateurs ont le faux sentiment qu'ils ont été sur le point de parvenir à une libération, alors que l'otage témoignera qu'à cette date rien ne s'est produit dans son quotidien de réclusion. Inversement, celui-ci pourra révéler qu'à telle date il a été lavé, habillé de neuf, conduit en un lieu de transit, avant d'être brutalement ramené à sa cellule. Cette tentative de libération n'a peut-être pas été perçue du côté des négociateurs.
Les méthodes de débriefing se fondent de plus en plus systématiquement sur une connaissance approfondie du fonctionnement du cerveau et des capacités mémorielles des individus. Un débriefing comprend nécessairement plusieurs phases, plus ou moins espacées, qui permettent à la fois de recouper les informations livrées, mais surtout de solliciter la mémoire du sujet sous différents angles.
Chaque phase va consister à solliciter, avec des modes de communication différents, diverses zones de la mémoire de l'interlocuteur. En effet, notre cerveau enregistre, chaque milliseconde, à travers nos cinq sens, dix à cent fois plus d'information que nous en avons conscience. La fonction des interrogateurs est de créer le contexte favorable et les canaux de communication sensoriels adaptés pour permettre à l'otage de restituer les informations qu'il détient, en grande partie inconsciemment, car son attention s'est naturellement focalisée sur certains aspects liés à sa personnalité ou au contexte.
Les plus avancés en la matière sont les Américains. Le FBI a développé au cours des années 80 une cellule appelée Behavioral Science Unit (BSU), à laquelle il est fait appel aussi bien pour les affaires de contre-espionnage que pour les affaires criminelles. Au sein de cette cellule, des agents fédéraux, associés à des psychologues et à des psychanalystes, ont développé des techniques d'interrogatoire pour en faire quasiment une science. La BSU s'inspire notamment des travaux de l'école de psychologie américaine de Palo Alto (Californie) et de la Programmation neurolinguistique (PNL), dont l'un des fondateurs, John Grinder, docteur en linguistique de l'université de Los Angeles, a lui-même commencé sa carrière au sein des forces spéciales de l'US Army, en Allemagne de l'Ouest. Il était chargé de débriefer des réfugiés en provenance d'Europe de l'Est et de les réinfiltrer derrière le rideau de fer afin de créer des maquis anticommunistes. CIA et FBI font aujourd'hui appel à Grinder pour la formation de leurs interrogateurs.
A partir de ces fondements théoriques et pratiques, et à force d'accumuler les expériences, les experts américains ont développé les méthodes les plus appropriées pour faire parler un sujet en fonction de sa personnalité. La BSU sait quelle technique d'interrogatoire utiliser en fonction de chaque individu : type d'approche, mode de communication préférentiel, limite de l'individu, etc. Toutes ces techniques ont pour finalité de créer un contexte favorable au dialogue... et aux aveux.
Trois principes de base doivent être respectés pour qu'un interlocuteur restitue le maximum d'observations : parler son langage, utiliser son cadre conceptuel et se synchroniser avec lui. Il est par ailleurs fondamental de laisser l'interlocuteur exprimer son point de vue librement. Lorsqu'il a été longtemps détenu, privé de l'usage de la parole et soumis à un stress énorme, l'individu doit absolument exprimer ce qu'il a ressenti ; il n'est pas toujours facile de canaliser alors le flot de paroles, de détails et de ressentis qui affluent «à chaud». C'est pour cela qu'un second entretien, quelques jours plus tard, permettra de revenir sur divers points et d'en aborder de nouveaux. Au fur et à mesure des rencontres, les interrogateurs pourront amener les discussions sur ce qui les intéresse davantage. C'est pourquoi Florence Aubenas, Christian Chesnot et Georges Malbrunot ont été entendus à plusieurs reprises par la DGSE. Une première fois à Bagdad, à l'issue immédiate de leur libération ; une seconde fois au camp de Cercottes, près d'Orléans, quelques jours plus tard.
D'autres règles doivent être par ailleurs respectées vis-à-vis de l'interlocuteur :
– même lorsque l'interrogateur n'est pas intéressé par ses propos, il est important de toujours prendre le témoignage de l'otage en considération ;
– ne pas l'interrompre de manière incongrue pour changer de sujet ou le faire taire ; ne le faire que pour lui demander plus de détails ou pour prolonger la conversation.
– ne pas être trop pressé de parvenir à ce qui intéresse vraiment l'interrogateur et apprendre à diriger une discussion par le biais de suggestions et de références anodines.
Ces techniques de débriefing, fondées sur une connaissance approfondie des mécanismes psychologiques, neurologiques et linguistiques sont de plus en plus scientifiques et efficaces. Elles n'ont rien à voir avec les techniques d'interrogatoires de prisonniers ou de terroristes, beaucoup plus coercitives, dégradantes, déstabilisatrices ou violentes (au travers des privations sensorielles, etc.) que l'on voit se développer dans les centres de détention américains, d'Abou Ghraïb, à Bagdad, ou de Guantanamo.

* Directeur du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Dernier ouvrage paru, en collaboration avec Claude Revel : L'Autre Guerre des Etats-Unis. Economie: les secrets d'une machine de conquête, Robert Laffont, 2005.

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