23.6.05

"Le pire serait de continuer comme si rien ne s'était passé"

Tony Blair, premier ministre britannique

LE MONDE | 23.06.05 | 13h51 • Mis à jour le 23.06.05 | 14h24
LONDRES de notre correspondant

Tony Blair a accordé, mercredi 22 juin, un entretien au Monde, ainsi qu'à quatre médias européens, El Pais (Espagne), Il Sole 24 Ore (Italie), Handelsblatt (Allemagne) et l'agence de presse polonaise PAP.

Dans une semaine, le Royaume-Uni prendra pour six mois la présidence de l'Union européenne. Pensez-vous pouvoir sceller, pendant cette période, l'accord sur le budget de l'UE (2007-2013), qui n'a pu être conclu lors du récent sommet de Bruxelles ?

Je suis, et j'ai toujours été, un pro-européen passionné. J'ai conduit le Parti travailliste vers une position pro-européenne. Je crois que l'UE est absolument nécessaire dans le monde d'aujourd'hui. Mais il y a en ce moment une crise dans l'Union. Il est temps que les hommes politiques ouvrent le débat qui préoccupe les simples citoyens. Comment l'Europe aide-t-elle à affronter les défis de ce début de XXIe siècle, la mondialisation, les changements économiques et sociaux, la sécurité ? Nous devons avoir ce débat. D'autre part, nous devons résoudre nos problèmes budgétaires d'une manière qui ne fasse pas obstacle à ce débat.
Au cours des derniers jours, on a beaucoup déformé la position britannique. Nous sommes des partisans passionnés de l'élargissement, et nous paierons pour cela un prix équitable. Nous sommes prêts à discuter du rabais britannique, mais dans le cadre d'une discussion plus large sur le budget de l'Europe. Nous devons utiliser le budget comme une occasion pour aider l'Europe à trouver une nouvelle direction. Un budget qui ne répond pas à ces questions et qui dépense sept fois plus d'argent pour l'agriculture que pour la science, la technologie, la recherche, l'innovation, ce n'est pas un budget qui correspond aux besoins. Mais on fera de notre mieux pour avancer.
Des mots forts ont été prononcés ces derniers jours. On doit dépasser tout cela, éviter de personnaliser les conflits ou de nous insulter. -...- Mais nous ne devons pas repousser les changements à 2013 parce que l'Europe ne doit pas attendre aussi longtemps.

Il y a une semaine, vous disiez que "le rabais" britannique ne "devait pas être renégocié, point final" . Vous dites maintenant que le rabais est une "anomalie" . Avez-vous changé de stratégie ?

Non. Le rabais demeure tant que les raisons du rabais demeurent. Si ces raisons disparaissaient, on aurait une position différente sur le rabais. Ce que je ne peux faire, c'est accepter un projet de budget où il faudrait payer 25 milliards d'euros supplémentaires sans avoir aucune perspective de réforme.
Il est particulièrement important d'expliquer aux Français que je ne propose pas qu'on change la politique agricole commune -PAC- du jour au lendemain. Ce serait absurde et ridicule. Je comprends parfaitement la position des agriculteurs. Je sais que les changements dans ce domaine devront s'étaler sur plusieurs années. Je dis seulement : on doit avoir un réexamen fondamental du budget à temps pour que nous puissions entamer le processus de changement dans la seconde moitié de l'exercice budgétaire 2007-2013. C'est une demande raisonnablement modeste. On ne peut pas me convaincre que, après des années où la Grande-Bretagne a dû payer beaucoup plus que tous les autres pays, l'Allemagne mise à part, il faudrait renoncer au rabais juste au moment où les choses commencent à s'équilibrer, sans qu'on opère aussi d'autres changements. Là est le problème.

Accepteriez-vous un gel du rabais ?

La question n'est pas de geler ou non le rabais. S'il y a un engagement en faveur des réformes, lorsque nous avancerons, la Grande-Bretagne sera prête aussi à changer de position. -...- Si la correction n'est plus nécessaire, le mécanisme peut disparaître. Nous devons mettre en place un processus permettant de s'entendre sur un budget rationnel. Si on peut faire cela, il sera plus facile de répondre à la première question, celle qui est en filigrane des non aux référendums : que peut faire maintenant l'Europe en faveur de ses peuples ?

Vous voulez ouvrir un débat. Mais que se passera-t-il si la France, l'Allemagne et les nouveaux membres ne veulent pas vous écouter ?

En ce qui concerne les nouveaux pays membres, je suis sûr que chacun ­ la Grande-Bretagne la première ­ fera en sorte que tout soit OK pour eux, qu'ils ne soient pas désavantagés. Mais souvenez-vous que 80 % du budget de la PAC est destiné aux quinze autres Etats. Avec la France et l'Allemagne, je n'ai pas peur d'avoir un débat. Ce que je n'accepte pas, c'est qu'on me qualifie d'antieuropéen, ou de "mauvais européen" parce que je dis qu'il y a un problème à traiter. C'est ridicule. Je n'ai pas toutes les réponses. Je donne seulement mon opinion.
Ecoutez, quel est le plus gros problème en Europe ? Vingt millions de chômeurs. Que fait le budget pour cela ? Pas grand-chose. En Grande-Bretagne, nous nous inquiétons de l'immigration illégale, de la drogue, des trafics de main-d'oeuvre. Ce sont d'autres gros problèmes. Nous devons coopérer pour les résoudre. Lorsque l'Europe a doublé, l'autre jour, son budget d'aide, je me suis réjoui pour la première fois depuis des mois. Le modèle social européen ne fonctionne pas convenablement. L'économie européenne n'est pas en train de devenir la plus compétitive du monde comme nous l'avions souhaité dans l'agenda de Lisbonne. Certains politiciens allemands disent que je souhaite une Europe du seul libre-échange. Je veux exactement le contraire. Je suis favorable à la dimension politique de l'Europe. Je veux une Europe sociale forte, mais appropriée au monde d'aujourd'hui, où l'on n'harmonise pas à tout prix la fiscalité, où on ne réglemente pas toujours davantage. Si en disant cela, je deviens impopulaire ici et là, tant pis. En tout cas, le pire serait de continuer comme avant, comme si rien ne s'était passé ces derniers mois.

La Constitution européenne est-elle morte ?

Je continue de penser que la Constitution est un ensemble de règles parfaitement censées être aptes à mieux faire fonctionner l'Europe. Il faudra bien y réfléchir à nouveau. L'ennui, c'est que les gens ont dit aux hommes politiques : on ne vous laissera pas adopter ce texte tant que vous ne commencerez pas à répondre à nos problèmes quotidiens. Ils n'ont pas voté non à cause de tel ou tel article. J'ai demandé à un ami français s'il avait lu la Constitution. Il m'a regardé comme si j'étais devenu fou. Le problème, c'est le contexte politique, qui était mauvais pour l'Europe. Dans combien de pays un référendum sur la Constitution peut-il être gagné aujourd'hui ? En Allemagne, ce serait très difficile.

L'élargissement peut-il continuer comme prévu ?

Nous devons souligner les avantages de l'élargissement. Nous accueillons des travailleurs d'Europe centrale en Grande-Bretagne. Non seulement cela ne nous fait aucun mal, mais cela aide notre économie. On ne réglera pas les problèmes de l'Europe en stoppant l'élargissement, mais en modernisant davantage nos économies, y compris en Grande-Bretagne, et en réformant nos systèmes d'éducation. Parmi les 50 meilleures universités du monde, on n'en trouve plus que trois en Europe, dont deux britanniques. En Inde et en Chine, ils investissent massivement pour renforcer les liens entre les universités et les milieux d'affaires.

Pendant vos premières années au pouvoir, vous passiez pour le premier ministre britannique le plus proeuropéen depuis longtemps. Aujourd'hui, vous semblez presque eurosceptique. Avez-vous tant changé ?

Je n'ai pas changé du tout à l'égard de l'Europe. J'ai signé le chapitre social, j'ai fait progresser la défense européenne, j'étais prêt à soutenir la Constitution. Il y a un malentendu total sur ce que nous faisons chez nous, sur le prétendu modèle anglo-saxon. Nous avons réduit le chômage, lancé le plus grand programme de création d'emplois en Europe, augmenté les allocations pour les familles pauvres, introduit le salaire minimum, investi massivement dans l'éducation et la rénovation urbaine.
Il y a actuellement deux visions sur l'avenir de l'Europe. Ce qui les distingue tient non pas au libre- échange, ou à l'euroscepticisme, mais à la modernisation. C'est un défi qui se pose au niveau européen comme à l'intérieur de chaque pays. Il est temps pour l'Europe de moderniser son modèle social et de redécouvrir les préoccupations de ses peuples.

Propos recueillis par Jean-Pierre Langellier
Article paru dans l'édition du 24.06.05

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