13.6.05

Les deux visages de l’altermondialisme

LA CHRONIQUE d’Alain-Gérard Slama

[Le Figaro, 13 juin 2005]

L’altermondialisme a deux visages : l’un, utopique, est d’inspiration totalitaire ; l’autre, susceptible d’introduire davantage de confiance dans les rapports internationaux, n’est pas nécessairement incompatible avec l’idée libérale. Entre l’un et l’autre, la confusion, entretenue par les plus durs, peut et doit être dissipée. La distinction est d’autant plus nécessaire que notre pays traverse une période de découragement qui tend à faire de l’altermondialisme sa nouvelle idéologie dominante.
Cette dualité des contenus de l’altermondialisme s’est clairement manifestée à l’occasion d’un rassemblement assez extraordinaire des représentants des «conseils économiques et sociaux et institutions similaires» de la planète, organisé au Palais d’Iéna les 9 et 10 juin autour du thème de l’organisation mondiale des échanges. Cette rencontre, qui réunissait les délégués de 65 pays, représentant plus de trois milliards d’êtres humains, était la neuvième du genre. Elle consacrait formellement la diffusion sur tous les continents, y compris en Chine, d’un modèle d’institution de plus en plus répandu à mesure que s’accroît l’intérêt des pouvoirs pour les sociétés civiles. Mais le fond, dans ce type de manifestation, est souvent ce qui manque le plus : on se sépare sur des voeux pieux, synthétisant les points de vue dans des termes assez généraux pour ne contrarier personne.
En la circonstance, le congrès, réuni par son président, l’actuel président du CES français, Jacques Dermagne, a dû son originalité à l’idée ingénieuse de confronter à parité, et pour la première fois, six organisateurs et représentants des conférences de Davos et de Porto Alegre au cours d’une table ronde qui, sous la voûte du grand hémicycle conçu par Perret, n’a pas manqué d’allure.
Certes, d’un camp à l’autre, de Porto Alegre à Davos, les orateurs se sont adressé les concessions d’usage. Côté Porto Alegre, Bernard Cassen a expliqué qu’il n’était pas hostile a priori à toute idée de marché, mais que la cible de l’altermondialisme était la spéculation financière et l’intensification des échanges. Côté Davos, Maurice Lévy a rappelé que les entreprises étaient les premières victimes de la spéculation et que l’objectif des pays riches était d’aider les pays pauvres à profiter, comme eux, de la mondialisation.
Mais la profondeur de la rupture ressortait du procès sans concession intenté, côté Porto Alegre, par les représentants du Brésil et du Mali au néocolonialisme économique, aux multinationales et aux experts du Nord, considérés comme responsables de tous les maux. Et quand, côté Davos, l’ambassadeur Jean-Daniel Todjman a évoqué le décollage de la Chine, la brillante Mme Traoré a eu ce cri : «Mais nous, au Mali, qui nous protégera de la Chine ?»
A l’évidence, une pente de l’altermondialisme, inclinée par les ressentiments de l’ère coloniale, aggravée par l’égoïsme «prédateur» des multinationales et savonnée par les peurs écologiques, conduit à vouloir substituer à l’ONU et à l’OMC le projet d’un gouvernement mondial qui se bornerait à inverser le rapport de forces Nord-Sud, et dont une idéologie totalitaire – venue pour l’essentiel du Nord, comme ce fut le cas naguère du marxisme – fixerait les règles et les finalités.
On pouvait déceler cependant, sous-jacent à ce radicalisme de façade, un autre discours, dont on retrouve les échos dans la déclaration finale de la conférence. Ce discours est conscient du fait que les échanges ne doivent pas se borner à la répartition des ressources matérielles, mais qu’ils doivent prendre en compte les besoins et aptitudes des hommes, seuls capables d’en créer. Il admet la nécessité de veiller à ce que cette répartition s’opère au bénéfice des populations. Surtout, il s’accorde sur le fait qu’un retour de la confiance entre Nord et Sud suppose une inclusion beaucoup plus forte des sociétés civiles dans les institutions internationales. D’un côté, le monde est devenu bien trop compliqué pour se passer d’Etats qui fixent les règles du jeu et négocient leurs rapports internationaux. De l’autre, le gouvernement de la chose publique est devenu bien trop complexe pour être exercé par en haut. Dans des sociétés de plus en plus étroitement interconnectées, les problèmes politiques, économiques, sociaux, stratégiques, culturels, s’interpénètrent bien trop pour qu’aucun pouvoir puisse prétendre en maîtriser les rouages. Le «gouverner c’est prévoir» qui semblait une évidence au temps de Mendès France et d’Edgar Faure est devenu un pari impossible. Seuls les peuples eux-mêmes sont en situation de s’orienter à l’intérieur de réseaux en mutation permanente.
Cela implique que ces peuples soient correctement formés et informés. Cela suppose qu’ils disposent du repère d’institutions stables et de lois qui leur rende visible la double exigence de la justice et de la responsabilité. Le volontarisme peut encore avoir sa chance dans des domaines ponctuels, comme le développement d’industries de pointe, ou dans le traitement de ce qu’on appelle l’exclusion. Mais le rêve de gouvernements susceptibles de s’engager sur des program mes de longue durée et d’orienter la société par en haut a vécu. On ne gouverne plus des sociétés, mais des individus, en ce sens que c’est de la liberté que leur laisse la règle du jeu et de la formation qu’on leur procure que dépend le sort collectif.
Pour prendre un exemple, nul ne croit plus dans un traitement volontariste du chômage. Ce problème ne peut être résolu si le peuple refuse d’assumer des initiatives, de prendre des responsabilités, d’affronter des risques sans lesquels les recettes classiques mises en oeuvre par le pouvoir, comme la diminution des charges des entrepreneurs et l’assouplissement du marché de l’emploi, seront ou inappliquées, ou tellement défavorables aux plus faibles qu’elles briseront le lien social.
Bref, les sociétés civiles ne peuvent plus se défausser sur le pouvoir. Elles sont constitutives et constituantes du pouvoir. Les lettres de réclamation qu’elles envoient à leurs gouvernements doivent leur être retournées. C’est vrai des Etats nationaux comme des institutions planétaires. Entre le Nord, qui se heurte à la complexité des problèmes de développement, et le Sud impatient de décider lui-même de son sort, il est permis de discerner le désir commun d’une reprise en main des sociétés civiles par elles-mêmes, un appel en écho à une formule célèbre : peuples de tous les pays, réveillez-vous !

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