13.6.05

Tectonique des plaques en Asie

GÉOPOLITIQUE Pendant que l’Europe s’interroge sur son avenir, l’Extrême-Orient bouillonne

PAR BRUNO TERTRAIS *
[Le Figaro, 13 juin 2005]

La géopolitique connaît, de temps à autre, des mouvements comparables à ceux des plaques continentales. L’Asie du sud connaît une période de coexistence pacifique telle qu’elle n’en a pas connue depuis longtemps. Mais dans le même temps, l’Asie de l’Est entre dans une période de turbulences. Outre la crise nord-coréenne, celles-ci se développent autour de trois points chauds.
Entre Pékin et Tokyo, la crise de la fin avril à propos des manuels scolaires japonais n’était que l’écume d’une vague plus ample. La Chine a voulu réagir aux gestes japonais visant à normaliser sa politique de défense et affirmer ses intérêts : le mois de février avait vu la rédaction d’un communiqué américano-japonais suggérant que la sécurité de Taïwan préoccupait tout autant Tokyo que Washington, la confirmation par le Japon de ses projets dans le domaine des défenses antimissiles, et l’annonce par Tokyo de l’envoi de garde-côtes pour protéger les îles Senkaku, disputées entre les deux pays. En novembre 2004, forte d’une conception extensive de ses eaux territoriales, Pékin avait envoyé un sous-marin faire une incursion dans les eaux japonaises. Avec, en toile de fond, les efforts japonais pour obtenir un siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et la transformation de ses forces d’autodéfense en une véritable armée.
Deuxième point chaud : le contentieux entre Pékin et Taïpeh, qui a pris une tournure inquiétante ces derniers mois. Face aux déploiements de missiles en face de l’île, Taïpeh envisage en effet désormais sérieusement une protection antibalistique, ce que lui dénie la Chine, qui cherche à dissuader les velléités d’indépendance de la province rebelle. Elle a voté à cet effet une loi dite «antisécession» qui laisse entendre que le recours à la force contre l’île rebelle est une option ouverte.
Dernier foyer de tension, moins visible : le Japon et la Corée du Sud. Celui-ci est centré sur le chapelet d’îlots appelé «Rochers de Liancourt». Séoul a récemment renforcé sa présence dans la zone et y autorise désormais les visites du public, à la fureur de Tokyo (dont la revendication est peu fondée sur le plan juridique). Début juin, les deux pays ont frôlé l’incident grave, avec un face-à-face de deux jours entre patrouilleurs japonais et sud-coréens.
Ces événements ne sont pas isolés les uns des autres. Ils résultent d’une logique d’affirmation identitaire et de compétition économique qui s’accompagne d’une montée en puissance militaire. Avec la fin de la guerre froide et la disparition des dernières traces de la présence coloniale (restitution de Macao en 1999), l’Asie a été «rendue aux Asiatiques». La Chine, le Japon, Taïwan et les deux Corée expriment désormais librement leur identité nationale. Cette expression est également une réaction contre la domination américaine, dont la présence militaire revêt un caractère parfois pesant.
Or au moment où les Etats-Unis, l’Europe et la Russie célèbrent la victoire de 1945, il est utile de rappeler que l’Asie est entrée dans le XXIe siècle sans avoir totalement quitté le siècle précédent, tant les contentieux hérités de la première partie du XXe siècle y sont encore vivaces. Les notions de rang et d’honneur ont conservé une importance particulière dans les relations entre Etats. (Les visites des premiers ministres japonais au sanctuaire de Yasukuni, dédié à la mémoire des combattants, suscitent régulièrement des protestations.) Et les instruments de sécurité collective sont encore balbutiants dans la région. Dans ce contexte, le poids croissant des opinions publiques ajoute aux tensions.
En outre, l’appétit énergétique des pays d’Asie pèse sur les relations entre Etats. En effet, la plupart des contentieux territoriaux sont situés dans des zones maritimes riches en hydrocarbures. Le développement des flottes navales par les grands acteurs asiatiques vise à protéger leurs approvisionnements tout autant qu’à affirmer la souveraineté nationale sur les régions contestées.
La réémergence de la Chine est un facteur central de cette compétition. Elle cherche à étendre son influence, à contrer celle des Etats-Unis. La modernisation militaire opérée par Pékin concerne avant tout Taïwan : dans quelques années, la Chine devrait se sentir assez forte pour envisager une option militaire contre l’île, qui, si elle s’intègre de plus en plus au continent sur le plan économique, s’en éloigne à la même vitesse sur le plan politique. Le Japon, lui, voit avec inquiétude le déploiement économique et militaire de la Chine en Asie et le développement de l’arme nucléaire nord-coréenne ; dans le même temps, il souhaite redevenir, comme son voisin, une grande puissance reconnue, dotée d’une véritable politique de défense, ce qui inquiète aussi bien Pékin que Séoul. Les Sud-Coréens semblent d’ailleurs de plus en plus tentés d’équilibrer leur alliance avec Washington par un rapprochement avec Pékin. Enfin, la Chine s’efforce d’apparaître comme jouant un rôle constructif dans la gestion de la crise nord-coréenne, non sans certaines ambiguïtés. Il est vrai que la Corée du Nord présente un dilemme pour Pékin : consciente des risques d’une fuite en avant de la part de Pyongyang, la Chine craint sans doute encore davantage un effondrement du pays.
Mais comment expliquer la stratégie chinoise vis-à-vis du Japon et de Taïwan ? On pourrait penser que c’est parce que le pays se sent fort qu’il s’autorise à hausser le ton. Ce n’est pas faux : la Chine est courtisée aujourd’hui par toute la planète, et sa stratégie d’isolement des alliés des Etats-Unis vis-à-vis du reste de l’Asie donne quelques fruits. Mais elles révèlent également les faiblesses du régime. Incapable de mettre en sourdine la revendication taïwanaise, elle n’avait sans doute pas prévu que la loi antisécession susciterait de telles réactions à l’étranger. Incapable d’autoriser une réelle respiration démocratique à sa population, elle l’encourage dans l’expression de pulsions xénophobes qui risquent de devenir incontrôlables.
Ce n’est pas totalement par hasard que l’Asie orientale entre en période de tensions au moment même où l’Asie méridionale semble apaisée, et que la Chine et l’Inde cherchent à régler leurs différends. Il est bien dans le style des dirigeants chinois de sécuriser un front avant d’en ouvrir un autre d’autant que Pékin vient de régler ses derniers différends frontaliers avec la Russie et organise maintenant des exercices militaires de grande ampleur avec elle.
Même si les excès de leur puissance sont contestés dans la région, les Etats-Unis restent le seul acteur capable aujourd’hui, par son influence politique et sa présence militaire, d’empêcher que les tensions existantes ne débouchent sur des affrontements militaires. L’Europe, pour sa part, fascinée par la montée en puissance de la Chine, semble incapable d’une véritable vision stratégique de l’Asie.

* Maître de recherche, Fondation pour la recherche stratégique. Dernier ouvrage paru : Quatre ans pour changer le monde. L’Amérique de George Bush, 2005-2008 (Autrement, 2005).

Aucun commentaire: