22.6.05

L'ombre de Washington sur la révolution orange à Kiev

Des ONG et fondations américaines ont préparé le terrain pour les changements démocratiques en Ukraine.

Par Véronique SOULE

mercredi 22 juin 2005 (Liberation - 06:00)

Kiev envoyée spéciale

Le 25 février, lorsqu'il a été reçu par George W. Bush à Bratislava aux côtés d'une quinzaine d'autres «combattants de la liberté» à l'Est, Vladyslav Kaskiv s'est senti très vite à l'aise. «Je l'ai remercié pour son soutien à la révolution orange», explique le chef de file du mouvement Pora («Il est temps»), qui fut au coeur des grandes manifestations de décembre à Kiev, «et je lui ai dit que la liberté ne pouvait s'arrêter aux frontières de l'Ukraine». Bush a approuvé, aux anges. Puis les deux hommes sont tombés d'accord pour souhaiter que la Biélorussie soit le prochain pays touché par le grand souffle démocratique qui secoue les dictatures dans le monde.
A 31 ans, Vladyslav Kaskiv, qui reçoit dans le bar à bières le Château, de l'avenue Krechtchatik, les Champs-Elysées de Kiev, est le prototype des nouveaux «révolutionnaires» de l'Est, appelés à constituer les futures élites et issus du réseau d'ONG, la plupart financées par les Américains, tissé ces dernières années en Ukraine. Les valeurs qu'il professe sont simples : liberté et droits de l'homme. Partisan convaincu de l'ancrage de son pays dans l'UE, il ne cache pas non plus une certaine admiration pour Bush. Il rêve aujourd'hui, entre autres, d'installer un Centre international de la démocratie à Kiev, qui serait la mémoire des dernières révolutions - serbe, géorgienne, ukrainienne - et dispenserait conseils et expériences.
Actions de protestation. Kaskiv est déjà un vieux militant. Il a participé au mouvement étudiant du début des années 90, réclamant l'indépendance de l'Ukraine. En 1999, on le retrouve à la tête de Liberté de choix, une coalition de 350 ONG dispersées à travers le pays, qui milite pour une campagne présidentielle honnête. Il suit ensuite des séminaires, sur la démocratie et sur la «technologie» des actions de protestation. Début 2004, enfin, il participe à la création de Pora, qui se fixe pour objectif de forcer Leonid Koutchma à une présidentielle transparente. A ses débuts, Pora, le cousin des jeunes activistes serbes d'Otpor et des Géorgiens de Kmara, est financé par le German Marshall Fund, une fondation américaine très bien implantée à l'Est, qui dispose d'un bureau régional à Bratislava.
Kaskiv refuse de résumer la révolution orange à un vaste complot américain agissant au travers de ses multiples fondations, publiques et privées, sur le terrain. «Il est clair que sans le travail des ONG depuis des années, sur la liberté de la presse et les principes démocratiques, les gens n'auraient pas connu leurs droits et ils n'auraient pas revendiqué» lors des fraudes massives du premier, puis du second tour de la présidentielle, explique-t-il, «mais sans la vaste mobilisation publique, il n'y aurait pas eu de révolution». En outre, ce sont bien des hommes d'affaires ukrainiens - comme «le roi du chocolat» Petro Porochenko, aujourd'hui patron du Conseil de la sécurité nationale - qui ont financé le mouvement, place de l'Indépendance, l'achat de centaines de tentes, la nourriture pour les milliers de personnes campant nuit et jour.
Au centre de ces fondations, celle du financier américain et militant démocrate George Soros, engagé dans les pays de l'Est depuis les années 80. Créée en 1990, la Fondation internationale renaissance - le nom de sa filiale ukrainienne - a dépensé 75 millions de dollars jusqu'en 2003, pour des projets contribuant à faire émerger une «société ouverte» : conférences, venue d'experts occidentaux, envoi de stagiaires à l'Ouest. En 2004, elle a alloué 7 millions de dollars de grants (dons) à des projets autour de la présidentielle, campagnes de mobilisation, informations sur le vote, etc. A ce titre, elle a financé la traduction de Sur la démocratie de Condorcet... Aux côtés de l'Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe et du Conseil de l'Europe, elle a, enfin, joué un rôle clé dans le monitoring des élections qui a contraint le pouvoir à organiser un nouveau second tour, le 26 décembre 2004, emporté par Viktor Iouchtchenko.
Igor Popov, géant souriant qui parle un excellent anglais, est un pilier de ce milieu. Il dirige le Comité des électeurs, qui compte 15 permanents et 40 bureaux dans le pays. Cette ONG a été créée en 1994 sur une idée des démocrates américains du National Democratic Institute, qui voulaient organiser un réseau européen de monitoring électoral. Aujourd'hui, 20 ONG, essentiellement en Europe centrale, y participent, formant des observateurs électoraux. Lors de la dernière présidentielle, Igor Popov en a fait venir près d'un millier, ajouté aux équipes ukrainiennes.
Fraudes électorales. En fonction de ses programmes, le comité reçoit des fonds du National Endowment for Democracy (démocrates américains), mais aussi des Européens comme la fondation allemande Konrad Adenauer ou l'Union européenne. Il surveille le travail des parlementaires, «dont beaucoup ne se sont fait élire que pour gagner des millions», souligne Popov, et prépare les élections législatives et locales de mars 2006. Il fait aussi pression pour que les organisateurs des fraudes électorales, qui faisaient voter les gens trois fois en les transportant en bus, soient poursuivis. «Les ONG restent indispensables, car il n'y a pas encore d'opposition constituée», assure Popov, comme si ce réseau pouvait être un contrepoids politique.
L'Institut des mass media avait été créé pour améliorer le niveau des journalistes ukrainiens. Devant le durcissement du régime, l'ONG a surtout dénoncé les agressions contre les journalistes. Très engagée dans l'«affaire Gongadze», du nom de ce journaliste assassiné en septembre 2000, elle a, elle aussi, pesé dans l'affaiblissement de Koutchma, soupçonné d'être impliqué dans le meurtre. Financée presque exclusivement par les Européens - Pays-Bas, France -, cette ONG est la preuve que le Vieux Continent entend aussi aider à la démocratisation, sans la vision un peu messianique des Américains, mais aussi sans leur efficacité.

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