16.6.05

" L'Union est devant un triple choix : sur sa nature, son rôle dans le monde et sa façon de procéder "

LEMONDE.FR | 16.06.05 | 13h17  •  Mis à jour le 16.06.05 | 13h27

Jean-Marc Ferry, directeur du Centre de théorie politique à l'Université libre de Bruxelles

Après le double non des Français et des Néerlandais au projet de Constitution, quel est l'avenir de l'Union ?

Je ne veux pas me lamenter mais je m'inquiète de l'avenir. Je pense que nous sommes devant plusieurs choix. Un choix sur la nature de l'Union européenne : voulons-nous une zone de libre-échange, dans l'esprit de la compétitivité internationale, ou une économie sociale de marché, qui accélère son harmonisation sociale et fiscale ? Un choix sur son rôle dans le monde : devons-nous accompagner la mondialisation sur le mode de l'adaptation ou tenter de la domestiquer ? Un choix enfin sur la façon de procéder : faut-il continuer de construire l'Europe par-dessus la tête des individus ou essayer d'ouvrir un espace public européen ? Ce sont les questions que nous devons nous poser aujourd'hui. Le non peut être un facteur décisif pour réorienter l'Europe, à condition que Jacques Chirac et Dominique de Villepin considèrent que le peuple a vraiment parlé et que ce qu'il a exprimé c'est à la fois une exigence de participation plus forte des nations et une mise en demeure pour une Europe sociale.

Comment interpréter des non si contradictoires ?

On peut tout de même en donner une interprétation assez cohérente. Malgré la diversité des non, ils ont fait entendre une double demande : du côté de la droite et de Jean-Pierre Chevènement, une demande de respect des souverainetés étatiques et des identités nationales et, du côté de la gauche, une demande de domestication des marchés, de rattrapage de l'économie par le politique. Si on prend ce non au sérieux, il faut lui apporter des réponses.

Vous-même, comment avez-vous voté ?

Personnellement, j'ai voté en faveur du traité, parce que je ne voulais pas mettre l'Europe en crise ni mettre en péril l'unité franco- allemande. Mais cela ne veut pas dire que je ne souscrivais pas à beaucoup de critiques. Je pense même que la plupart des arguments du non étaient justes.
Revenons sur les trois choix auxquels l'Europe doit faire face. D'abord, la nature de l'Union. Vous plaidez pour une harmonisation sociale et fiscale, mais plusieurs Etats, dont la Grande-Bretagne, la refusent...
Le fédéralisme concurrentiel est une catastrophe quand il est interprété d'une façon ultralibérale, c'est-à-dire avant toute harmonisation sociale et fiscale. Ce n'est pas une mauvaise idée en soi, mais les présuppositions ne sont pas remplies pour qu'elle marche. Il faut donc commencer par harmoniser fiscalement et socialement.
Le scénario qui constituerait le meilleur compromis entre ce qui est souhaitable et ce qui est réalisable consisterait à s'engager, dans ce domaine, dans des coopérations renforcées entre la France, l'Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, l'Italie sans doute, l'Espagne, le Por-tugal. Bien entendu, d'autres ne suivront pas : les nouveaux Etats membres, les Britanniques, les Néerlandais probablement. Le risque est d'aboutir à une Europe bipolaire, une Europe rhénane face à une Europe atlantique. Mais il me semble que c'est la voie raisonnable.

Quel doit être le rôle de l'Europe face à la mondialisation ?

C'est la deuxième question. On peut choisir d'accompagner la mondialisation en redoublant l'anarchie politique du système international par une anarchie économique qui fait le jeu, je ne dirais pas de l'ultra-libéralisme, mais de l'ultracapitalisme tout simplement. Ou bien alors ériger l'Union européenne en force politique, en sachant qu'elle ne sera pas une hyperpuissance à l'américaine car elle n'en a pas les capacités militaires, mais qu'elle peut disposer d'une très forte puissance symbolique.
J'insiste sur ce point parce que la mondialisation est la nouvelle justification de l'Union européenne. Au lendemain de la guerre, l'expérience des totalitarismes a été décisive pour donner l'impulsion ; aujourd'hui, c'est le rattrapage politique de l'économique qui doit assurer la légitimité de la construction européenne. L'Europe doit être une réponse à la mondialisation, elle doit permettre de faire au niveau continental ce qu'on a fait au niveau national, c'est-à-dire l'Etat social, pour domestiquer les marchés sans détruire leurs mécanismes.

N'est-ce pas aussi le déficit démocratique de l'Union qui a été sanctionné ?

C'est mon troisième point, qui concerne la façon de procéder. C'est vraiment cela qui est en question. Va-t-on continuer à faire comme si les bonnes raisons du oui n'avaient pas été bien expliquées, comme si c'était une simple question de communication ? Ou va-t-on enfin comprendre que ce n'est pas la classe politique qui n'a pas été écoutée, mais le peuple qui n'est toujours pas entendu ?

Toute décision importante, toute nouvelle étape dans l'intégration européenne doit désormais être mise dans l'arène publique afin que s'expriment le pour et le contre. Pour le dire autrement, la légitimité de l'Union européenne n'était pas en crise tant qu'elle pouvait marcher au rendement. On prenait des mesures, on mettait les gens devant le fait accompli, en leur disant : vous voyez, ça marche, ça va mieux qu'avant.
A partir du moment où il commence à y avoir de sérieux problèmes sociaux, le dogmatisme politique du processus éclate. C'est pourquoi la vraie réclamation est d'ordre politique.

Etait-ce une erreur de se lancer dans la rédaction d'une Constitution ?

J'ai toujours été opposé à l'idée d'une Constitution aujourd'hui. Je la juge prématurée. Il faut d'abord structurer la société civile, puis la société politique en ouvrant un espace public, en mettant en réseau les Parlements nationaux avec le Parlement européen. Ce n'est qu'après, dans une troisième étape, que l'on pourra envisager une Constitution.
Une Constitution suppose un peuple. Il faut distinguer, comme Benjamin Constant, entre source et exercice de la souveraineté. Dans l'Union européenne, l'exercice de la souveraineté est partagé entre les Etats, mais la source de la souveraineté demeure, elle, divisée, c'est-à-dire répartie entre des peuples distincts.

Propos recueillis par Thomas Ferenczi

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