point de vue
, par François Bujon de l'Estang
LE MONDE | 13.06.05 | 13h30 • Mis à jour le 13.06.05 | 13h30
Confrontés à la mondialisation des risques et des menaces, pleinement avertis de la nécessité de moderniser encore leur "armée des machines", les Etats-Unis, puissance globale, ont entrepris pour leur compte une révolution des affaires militaires au sein de laquelle les systèmes spatiaux de satellites tiennent une place centrale : les forces spatiales sont partie intégrante de la posture dissuasive des Etats-Unis.
Ambassadeur à Washington, lors de la publication en janvier 2001 du rapport Rumsfeld, j'avais alors été très frappé de l'importance accordée à la space dominance, concept construit autour de l'idée forte que dominer le spectre de l'information devient aussi critique pour la conduite d'un conflit ou d'une opération de maintien de la paix que jadis l'occupation du terrain ou le contrôle de l'espace aérien.
Cette évolution majeure, engagée depuis plus de dix ans, a été confirmée par l'expérience des crises internationales ou conflits récents, de l'Afghanistan à l'Irak.
Elle fait apparaître une intégration sans précédent des satellites aux autres sources de reconnaissance, de communication et de commandement - l'architecture d'ensemble dépendant de façon critique de télécommunications sûres et à haute capacité via satellites (Network Centric Warfare).
L'effort américain est donc à la fois doctrinal et concret. Il se traduit en une programmation stratégique et des budgets impressionnants, de l'ordre de 20 milliards d'euros par an, à comparer à un demi-milliard pour le budget français et 650 millions pour l'effort européen. Il pourrait, à en croire la presse anglo-saxonne, être encore amplifié si l'administration américaine suivait les propositions de l'Air Force en matière d'utilisation des engins spatiaux à des fins offensives.
Les capacités spatiales de défense de la France sont loin d'être insignifiantes : le satellite d'observation Helios II et le démonstrateur d'écoute Essaim ont été lancés au cours de ces derniers mois et, dans quelques semaines ou quelques mois, nous mettrons en service le système national de télécommunications militaires Syracuse III. Mais elles sont incomplètes, dans certains domaines embryonnaires ou inexistantes. L'avenir des filières n'est pas assuré, l'enchaînement des démonstrateurs et des programmes opérationnels n'est pas planifié. Au fil de la décennie 1990, le budget spatial militaire s'est trouvé en termes réels diminué de plus de moitié. Aucun programme nouveau, faute de décision dans les années passées, faute aussi d'une organisation défendant les couleurs de l'espace au sein des armées, n'est prévu au-delà de 2010. Les utilisateurs opérationnels reconnaissent que les moyens spatiaux - données images ou moyens de communication -, s'ils peuvent être précieux au niveau politique, ne sont sur le terrain que de peu d'utilité, n'étant pas accessibles ou étant peu adaptés. L'illusion de l'excellence ne saurait dissimuler la pauvreté des moyens opérationnels.
Encore faut-il ajouter que les capacités spatiales de défense ne sont pratiquement pas partagées à l'échelle européenne, à la différence du programme civil, européanisé presque dès l'origine (Ariane). Hélios est français à 95 %, les démonstrateurs sont nationaux. Nos voisins n'ont entrepris aucun programme de satellite pour la sécurité, laissant la France ouvrir la voie et se fiant aux alliés, ou bien n'ont conçu que des programmes très modestes sur des bases nationales.
Il est plus que temps de réagir. Tout indique que l'espace constitue une nouvelle dimension stratégique clé de la politique de défense et de sécurité et que nous nous trouvons à un tournant comparable à celui apparu au milieu du siècle dernier avec la prise en compte de la dimension nucléaire. Un décalage s'est insinué entre la France et l'Europe d'un côté, et les Etats-Unis de l'autre, tant dans la réflexion stratégique que dans l'action programmatique, qui expose la France à ne plus être en mesure dans quinze ans de participer concrètement à des opérations "réseaux centrées" de police internationale. Si nous ne prenons pas dès maintenant certaines orientations décisives, nous prenons le risque d'un vrai décrochage européen bien avant 2020 dans un domaine-clé de haute technologie.
Ces interrogations graves sont à l'origine d'une prise de conscience dans notre pays. C'est au Salon du Bourget, voici deux ans, que le ministre de la défense, Mme Alliot-Marie, a marqué de la façon la plus nette son intérêt pour qu'une "réflexion d'orientation stratégique" soit entreprise sur une politique spatiale de défense et de sécurité. A son initiative, une mission de réflexion interne au ministère de la défense, que j'ai eu l'honneur de présider, a été conduite tout au long de l'année 2004, enrichie de nombreuses auditions de personnalités du monde spatial. Elle a conclu à la nécessité de donner à notre effort spatial un nouveau souffle, parce que les besoins sont avérés, et que les moyens de les satisfaire ont été identifiés et sont à la portée de l'Europe.
Les besoins de nos armées sont connus de leurs plus hauts responsables, comme sont identifiées les lacunes capacitaires nationales et européennes. Il faut mettre en place une véritable politique spatiale duale utile à nos forces, amenées à intervenir de plus en plus en coalition, et attractive pour nos partenaires. L'urgence commande de se concentrer sur les capteurs d'imagerie et les voies modernes d'acheminement de l'information, et d'investir les autres champs d'application du spatial comme l'écoute, les techniques de positionnement précis, l'alerte avancée et la surveillance de l'espace.
Pour ce qui concerne les modes de satisfaction de ces besoins, il est impératif de concevoir une approche nouvelle, en partant du constat qu'il est hors de question que la France seule puisse y faire face, et en tenant compte des spécificités d'une Europe de la défense mal préparée à l'idée de partager des informations sensibles ou de mutualiser des outils techniques développés pour des motivations essentiellement nationales.
Ce n'est qu'en combinant une approche nationale et une approche européenne, et en recherchant l'effet multiplicateur de la "dualité" civile-militaire, que nous pourrons satisfaire des besoins à l'évidence croissants et partager de façon solidaire un enjeu qui dépasse les clivages nationaux.
Enfin, une politique spatiale ambitieuse doit se concrétiser par un effort capacitaire. L'histoire des vingt dernières années montre que cela ne va pas de soi. Un tel effort ne peut être réalisé que s'il s'appuie sur une très forte volonté politique et budgétaire.
La France se doit de montrer l'exemple pour légitimer l'appel à un effort commun. Elle doit exprimer sa vision nationale, faire les choix doctrinaux et d'architecture qui conviennent, orienter annuellement politique et programmes. Des fonds publics seront nécessaires, l'analyse détaillée en a été faite. Ils se justifieront d'autant mieux qu'ils seront étayés par une vision gouvernementale d'ensemble et sous-tendus par un soutien de même ampleur au plan européen. Il faudra faire appel à des solutions innovantes en matière de financement, envisageables dès lors que nous sommes résolus à partager l'emploi de certaines données (hors"noyau dur") et les ressources de certains systèmes, en particulier dans le domaine des télécommunications.
A l'échelle européenne, des travaux ont été entrepris pour analyser les lacunes capacitaires. Ils sont très préliminaires et ne voient pas loin. Nous devons nous employer à convaincre un par un nos voisins de la nécessité de procéder à un inventaire des besoins et des solutions permettant de les satisfaire. Nous pouvons aussi faire des propositions, à partir des études de démonstrateurs en cours, et consulter nos partenaires sur des initiatives conjointes dans le domaine des nouvelles"fonctionnalités" comme l'alerte ou la surveillance de l'espace. Il appartiendra, enfin, à la nouvelle Agence européenne de défense de relayer efficacement cette impulsion politique.
L'enjeu est d'importance, en termes de stratégie de défense comme d'outil industriel. Faute de prendre des décisions rapidement, nous assisterons par impuissance à un décrochage irrémédiable avec les Etats-Unis, que nous ne pourrons plus rattraper si nous ne donnons pas à nos industriels les orientations politiques et budgétaires qui peuvent seules les mobiliser. Quand la fracture sera devenue apparente, il sera trop tard pour la réduire.
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François Bujon de l'Estang est ambassadeur de France et président de Citigroup France.
par François Bujon de l'Estang
Article paru dans l'édition du 14.06.05
13.6.05
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