31.8.05

Chypre ne doit pas être un alibi

Turquie A un mois du lancement des négociations d’adhésion d’Ankara à l’UE

PAR SEMIH VANER *
[Le Figaro, 31 août 2005]

Comme le conflit israélo-arabe, qui reste toujours sans solution, le contentieux chypriote constitue l’autre abcès, l’autre contentieux fossilisé de la Méditerranée orientale, du Proche-Orient. Certes, l’île est devenue membre du club européen, mais d’une manière peu satisfaisante. Les problèmes y restent entiers. La question est revenue, risque de venir davantage à l’ordre du jour, au cours des semaines prochaines, avec l’échéance de l’ouverture des négociations avec la Turquie qui reste fixée en principe pour le 3 octobre.
Comme on le sait, Ankara vient de signer non sans hésitations le protocole d’extension de l’accord d’union douanière qui le lie désormais aux dix nouveaux pays membres, parmi lesquels la République de Chypre, qu’il ne reconnaît pas. Les restrictions apportées par Ankara à la signature de ce texte, important pour l’ouverture des négociations d’adhésion, suscitent des interrogations, concernant notamment le règlement du problème chypriote.
Sitôt l’accord signé, à Bruxelles, le ministre turc des Affaires étrangères, Abdullah Gül, a répété que la signature, la ratification et l’application du protocole ne signifient en rien une reconnaissance de la République de Chypre. Concernant, par exemple, la question pour l’île de l’ouverture des ports et aéroports turcs aux navires et avions chypriotes, Ankara oppose une fin de non-recevoir malgré la signature de l’accord douanier : pour elle, le protocole ne prévoit que la libre circulation des biens industriels, et le secteur des services et la libre circulation des personnes sont des sujets liés à l’adhésion complète.
Du côté européen, au début, si les responsables et en particulier les Britanniques ont assuré que la signature du protocole par la Turquie ne vaudrait pas reconnaissance de la république de Chypre, il s’agissait surtout d’obtenir la signature du protocole par Ankara. Mais comme on pouvait s’y attendre, dans un climat peu propice à l’accueil de la Turquie au sein du «club européen» les interlocuteurs bruxellois n’ont pas tardé à brandir l’épouvantail du blocage. Tandis que le gouvernement chypriote exprimait de «profonds regrets», le porte-parole du ministère grec des Affaires étrangères soulignait le «paradoxe politique et juridique» lié, selon lui, à l’insistance de la Turquie à ne pas reconnaître un pays membre de l’Union européenne, alors qu’elle s’apprête à entamer des négociations pour son adhésion. Il se faisait même menaçant en déclarant que «ce paradoxe doit disparaître. Le plus tôt possible sera le mieux». La mauvaise foi et la provocation suivaient : le jour de la signature à Bruxelles, le représentant de Chypre à la Commission européenne accusait les Chypriotes turcs de «discrimination» pour lui avoir interdit le passage en zone Nord. La perspective qui se dessine maintenant est claire, et elle ne sera probablement pas désavouée par beaucoup dans l’Union européenne, qui sont hostiles, mais pour d’autres raisons, à la candidature de la Turquie, même s’ils reconnaissent en privé que la responsabilité de la partie chypriote-grecque est claire dans l’impasse : comme il en a déjà brandi la menace, le président chypriote utiliserait son droit de veto pour barrer la route de l’Europe à la Turquie.
Or, on ne peut comprendre l’imbroglio chypriote sans aller en arrière, sans connaître ce qui s’est passé durant l’été 1974, avec la fomentation d’un coup d’Etat contre l’archevêque Makarios par un nervi d’extrême droite encouragé par la junte des colonels exerçant alors le pouvoir à Athènes. On ne peut pas non plus avoir une analyse juste de la situation sans savoir le grand paradoxe des référendums de l’année dernière autour du plan Kofi Annan, lorsqu’on s’attendait à ce que les Chypriotes turcs votent contre la réunification, les Chypriotes grecs pour, alors que c’est l’inverse qui a eu lieu. On ne saurait tenir pour responsables de cette situation la Turquie, encore moins son gouvernement qui a encouragé le oui, ni Mehmet Ali Talât, président librement élu de la communauté chypriote-turque qui a fait de même et que le gouvernement chypriote fait l’erreur de ne pas considérer comme un interlocuteur.
Serait-il raisonnable d’acculer la Turquie à d’incessantes concessions, ici comme ailleurs, sans lui fournir des contreparties, tout en entretenant l’incertitude de l’adhésion, voire de saisir la non-résolution de la question chypriote comme un alibi afin de repousser sa candidature ? Serait-il sage de remettre la date du début des négociations parce que l’Union européenne elle-même rencontre des problèmes intrinsèques à l’intégration, et qui n’ont aucun lien avec l’évolution de la Turquie dans le chemin de la candidature ?
Au-delà des interférences artificielles et peu efficaces de l’Union européenne, voire de l’ONU, au-delà des logiques étatiques et des intérêts de groupes qui se forment dans le Sud (qui reste une plaque tournante pour le blanchiment d’argent sale) comme dans le Nord, la question concerne en premier lieu les deux communautés de l’île, et sa capacité de dialogue et de rapprochement. Les jeunes n’ont pas connu la guerre et ne veulent pas la connaître.
Beaucoup expriment la nécessité de réciprocité pour éloigner la possibilité de violence physique : il faut un drapeau turc pour un drapeau grec, une fête chypriote turque pour une fête chypriote grecque. Elle fonctionne sur le principe «ils l’ont fait, je vais le faire», qu’il s’agisse d’une fête ou d’emblèmes. En règle générale, c’est d’une réciprocité «positive» dont il est question ici, retenant la violence au niveau symbolique. Ce qui permet de ne pas s’engager spontanément et sans délai dans une riposte violente, même lorsque violence a été faite à une personne ou au groupe, c’est l’effet menaçant de l’engagement dans des formes de revanche. C’est en revendiquant réparation de l’injustice commise que la violence rompt le pacte et qu’il y a possibilité d’affrontement des deux. Ce type d’affrontement direct a eu lieu en avril 1998. Dans une cour d’école chypriote turque, un buste d’Atatürk avait été peint en bleu, une des couleurs du drapeau grec, et le drapeau turc de l’école avait été volé. Les Chypriotes turcs, furieux, demandèrent que les coupables soient punis. Une telle attaque, une telle insulte, prenait alors une tournure symboliquement blasphématoire.
Dans le voisinage de Potamia, l’engagement s’est montré vif dans la violence et dans la réconciliation. Dans les années 50 et 60, la violence était généralisée dans le secteur. Ce n’étaient pas uniquement les membres de l’autre communauté qui étaient surveillés ; les «communistes» l’étaient aussi : parfois, ils étaient suspectés d’avoir aidé des individus de l’autre communauté ; d’autres fois, le fait de ne pas s’être mobilisés dans le conflit les rendait suspect. Ce n’est néanmoins que lorsque ces «communistes» prenaient publiquement position contre la violence entre les deux communautés qu’ils devenaient eux-mêmes des victimes de la violence. C’est une autre forme d’action que l’on voit surgir dans les années 90, avec les mêmes acteurs qui étaient impliqués dans des actes violents dans les années 1960 à 1974, la réconciliation. Il faut noter que la violence des années 50 se transforme en réconciliation dans les années 90. L’intérêt de mettre les deux actions, la violence et la réconciliation, sur le même plan ne réside pas dans le fait que les deux actions sont liées à un engagement dans des mouvements identitaires. Il est dans ce que ces actions permettent de comprendre les renversements qu’il y a eu dans les systèmes d’idées et les phénomènes qui ont favorisé ces changements.
Il est grand temps d’abattre le mur honteux de Nicosie, qui a d’ores et déjà subi des fissures. Il est grand temps de mettre un terme à cet imbroglio comme à celui de l’adhésion de la Turquie, qui traîne depuis quarante ans en créant des tensions inutiles entre Bruxelles et Ankara, au détriment des deux protagonistes. Tony Blair a appelé la semaine dernière ses partenaires à ne pas perdre de vue l’enjeu stratégique d’un éventuel ralliement de la Turquie au clan européen : «Il y a beaucoup d’incertitudes en Europe en ce moment», a rappelé Blair, avant d’expliquer que les perspectives d’une adhésion de la Turquie seront, selon lui «importantes pour l’Europe et sa sécurité», analyse qui devrait, tôt ou tard, faire aussi son chemin en France.

* Directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (Paris) et auteur (avec D. Akagül) de L’Europe avec ou sans la Turquie, Paris, Editions d’organisation, 2005.

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