15.8.05

Oui, il fallait réformer l'état-major des armées

, par Olivier Darrason et Jean Rannou
[Le Monde, 15.08.2005]

Le Monde a publié le 19 juillet une contribution, « Remous à l'état-major des armées », où est critiqué le décret du 21 mai modifiant les pouvoirs du chef d'état-major des armées (CEMA). Louis Gautier, ancien conseiller de Lionel Jospin, y avance trois types d'arguments, en dénonçant le fond, les résultats et la méthode de la réforme entreprise sous l'impulsion du ministre de la défense.
Ce décret va pourtant dans le sens de l'histoire, celui d'une « transformation » essentielle et nécessaire. La guerre froide avait modelé les pratiques du ministère au point que l'ensemble des fonctionnements apparaissaient marqués par une relative sclérose : lenteur des mécanismes de programmes, dépassements de budgets, incapacité à se remettre en cause et finalement déconnexion des programmes du besoin opérationnel.
Mais peu s'en inquiétaient, puisque les armées, figées dans le scénario du conflit en Centre-Europe, n'étaient quasiment pas sollicitées. Ce modus vivendi consommateur de crédits et d'énergie a été littéralement balayé par la formidable mutation des menaces géopolitiques. Jamais les armées n'ont été autant mises à contribution. Opérations de guerre, actions humanitaires, interposition en milieu urbain, lutte contre les trafics ou le terrorisme : le besoin opérationnel est devenu l'élément structurant du ministère, dont la finalité est plus que jamais de faire correspondre les capacités des forces aux intérêts français.
Les défis posés par l'« interarmisation » des opérations, l'intégration des expériences de terrain et la rationalisation budgétaire pouvaient-ils dès lors être résolus autrement que par une centralisation de certaines compétences entre les mains du chef d'état-major des armées ? C'est le mérite du ministre d'avoir lucidement tiré les conclusions de cette situation.
Soulignons d'emblée un paradoxe significatif : tout en niant l'avancée que représente le décret du 21 mai, l'auteur convient de l'inéluctabilité d'une centralité de décision, avant de se contredire en la dénonçant comme un facteur de blocage et de raidissement. Le critique l'emporte ici sur le constructif. Comme dans toute organisation complexe et efficace — et l'armée en est une —, le principe de subsidiarité ne s'oppose nullement à la rationalisation du processus de décision.
Le CEMA est-il pour autant tout-puissant, peu contrôlé et très autonome ? Chargé de la préparation et de l'emploi des forces, il reste le conseiller du ministre et du président de la République pour les opérations militaires et la pérennité de l'outil de défense (dont le président est in fine l'ultime garant). Il bénéficie de l'expertise incontournable des trois chefs d'état-major d'armée (terre, marine, air), qui préparent et organisent les forces. Il incarne le pilier central d'un triptyque constitué du délégué général pour l'armement (DGA) et du secrétaire général pour l'administration (SGA), sur lesquels s'appuie le ministre de la défense.
Le DGA fait valoir la prise en compte des aspects technologiques et industriels, le SGA veille à la cohérence financière, administrative et réglementaire de l'outil de défense. Mais ces efforts doivent d'abord tendre à l'efficacité : « c'est le terrain qui commande ». Il est donc naturel et sain que le pilier du CEMA occupe une position prépondérante dans ce tryptique.
Enfin, selon M. Gautier, le CEMA serait devenu plus important que le ministre, qui souscrit « sans broncher aux propositions de celui-ci » . Revenons sur terre. En France, le ministre reste le chef de son ministère, et personne aujourd'hui n'en doute un instant, ni à l'intérieur ni à l'extérieur des armées. Observons la situation anglaise, où une réforme — plus globale encore — a mis en place un modèle très centralisé, considéré par beaucoup comme extrêmement efficace. Or personne ne s'inquiète pour autant de l'avenir de la démocratie outre-Manche.
Le risque de « raidissement politique » redouté par M. Gautier serait-il réservé aux seuls militaires français ? On nous permettra d'en douter. On ajoutera que le CEMA a dû être heureux d'apprendre qu'il n'est plus, selon l'expression employée par l'auteur, un "coupe-circuit". Faut-il rappeler que cette fonction de fusible n'a de sens que lorsque les chefs politiques ne sont pas capables d'assumer leurs responsabilités ? Tel n'est évidemment pas le cas aujourd'hui dans notre pays.
Il fallait bien que le ministère modifie ses méthodes pour être plus réactif et plus performant. Nos alliés l'ont fait. Serions-nous condamnés à l'immobilisme ? Certains — dont nous sommes — peuvent même penser qu'il faudra aller plus loin, notamment pour simplifier des structures encore trop nombreuses. Mais la présente étape fixe le cadre dans lequel ces évolutions pourront intervenir. Quant au contrôle général des armées, rappelons que sa qualité nese mesure pas à l'aune de son influence mais à celle de sa compétence et de son efficacité, qui ont toujours fait sa réputation. En résumé, dans un environnement marqué par un accroissement exponentiel de la violence, le décret du 21 mai est la solution de bon sens.
Quant à la méthode retenue, elle est critiquée sans beaucoup de nuances. Il est surprenant de voir présenter cette réforme, qui, rappelons-le, a été portée et conclue par le ministre, comme le produit d'une fantasmatique « officine ». Si la critique s'adresse au rôle technique joué par la Compagnie européenne d'intelligence stratégique, l'une des premières sociétés nationales de ce secteur, qui a organisé plus de 50 réunions associant tous les services du ministère, le terme choisi n'est ni juste ni sincère. Un débat de six mois a mobilisé l'ensemble des acteurs, dans un esprit constructif d'échange de points de vue et de recherche de solutions. Tout l'inverse d'oukases relayés par de mystérieuses « officines ». Remettre en cause le principe du recours à des cabinets extérieurs, pratique usuelle dans les pays modernes pour réformer l'Etat, serait là encore un combat d'arrière-garde.
La réforme n'a donc pas été préparée en dehors de l'administration, mais avec celle-ci, sous l'autorité du ministre, dans l'esprit d'un partenariat public-privé. Une souplesse et une volonté d'aboutir dont pourraient s'inspirer bien des institutions, car le recours à un intervenant extérieur et neutre peut permettre des réformes consensuelles. Ce fut le cas de la dernière réforme de la DGA qu'un rapport parlementaire, voté à l'unanimité « de tous les bancs », a salué comme une grande réussite.
Le décret ne règle cependant pas tout : comment organiser l'état-major des armées pour que le CEMA exerce pleinement toutes ses responsabilités sans perdre de vue sa mission première, qui reste le commandement opérationnel ? Il faudra ici explorer différentes solutions afin de renforcer le principe de subsidiarité, pour lequel les principaux grands commandants militaires, en particulier les chefs d'état-major des trois armées, ont un rôle essentiel à jouer. Ce rôle existe, le décret le prend en compte : reste à le décliner de manière efficiente.
En guise de conclusion, et puisqu'il s'agissait d'évoquer quelque milieu aqueux agité de « remous », nous préférerons, pour l'état-major des armées, l'image de la rivière qui, après avoir traversé un lac un peu trop tranquille et bordé de marécages, reprend un cours rapide, canalisé et... enfin navigable. Pour le plus grand bénéfice de la France et de sa défense.

Olivier Darrason est président de la Compagnie européenne d'intelligence stratégique.
Jean Rannou est général, ancien chef d'état-major de l'armée de l'air.

Article paru dans l'édition du 16.08.05

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