1.9.05

La clé de la crise iranienne est à Pékin

Point de vue
, par François Heisbourg

LE MONDE | 01.09.05 | 13h38  •  Mis à jour le 01.09.05 | 13h38

Voici que se dessine la crise iranienne, après la crise irakienne. Tous les éléments d'un mauvais remake paraissent réunis : George W. Bush, les armes de destruction massive, le Moyen-Orient, le pétrole et l'islam. Mais, malgré ces termes communs, les aboutissants de ces deux crises seront fondamentalement différents.
La crise irakienne a détruit un ordre existant sans pour autant jeter les bases d'une nouvelle règle du jeu, semant la confusion dans les relations entre les Etats-Unis et leurs alliés et engendrant le chaos au Moyen-Orient. La crise iranienne promet, au contraire, d'être un acte fondateur de ce que sera le futur système international : malheureusement, la nouvelle donne a peu de chances d'être favorable aux intérêts des démocraties européennes.
Le premier enjeu, qui est aussi le plus important du fait de sa nature existentielle, est celui de l'avenir du régime international de non-prolifération des armes nucléaires. Ce régime, contrairement aux prévisions des cyniques, a remarquablement fonctionné jusqu'à la fin des années 1990.
Outre les cinq puissances nucléaires officielles reconnues par le traité de non-prolifération (TNP), trois pays seulement avaient acquis l'arme militaire : Israël dès la fin des années 1960, l'Inde avec sa première explosion, en 1974, puis le Pakistan. Ces Etats n'étaient pas signataires du TNP, donc pas liés par ses dispositions.
Depuis l'ouverture du TNP à la signature, en 1968, de nombreux Etats ont renoncé à l'acquisition de l'arme nucléaire (Brésil, Argentine, Taïwan, Corée du Sud) ou accepté leur dénucléarisation (Afrique du Sud, Ukraine, Biélorussie, Kazakhstan). Le seul cas avéré de violation majeure avait été celui de l'Irak : le travail acharné des inspecteurs de l'Unscom (Commission spéciale des Nations unies chargée du désarmement), consécutif à la première guerre du Golfe, y mit fin dès la première moitié des années 1990.
Malheureusement, les acquis de la non-prolifération sont menacés d'implosion. En 2004, la Corée du Nord a déclaré s'être retirée du TNP, Pyongyang disposant vraisemblablement de plusieurs charges nucléaires. Ce retrait solitaire a pu être considéré comme une aberration, la Corée du Nord étant, comme l'ex-Allemagne de l'Est, un régime et non un pays.
Une sortie de fait ou de droit de l'Iran du TNP et des engagements souscrits avec l'Agence internationale pour l'énergie atomique (AIEA) serait, lui, un précédent d'une tout autre portée.
Le leadership régional auquel pourrait prétendre l'Iran grâce à la possession de l'arme atomique serait inacceptable pour nombre d'Etats du Moyen-Orient. Leur réponse serait l'acquisition de capacités nucléaires, d'autant que les Etats arabes n'avaient pour la plupart adhéré que tardivement et à contre-cœur au TNP.
Aussi, les Européens défendent-ils leurs intérêts vitaux en tentant de ramener Téhéran au respect des règles et résolutions de l'AEIA, car peu de perspectives seraient aussi menaçantes que celles d'un Moyen-Orient instable où la possession de la bombe serait devenue la règle générale, plutôt que l'exception que constitue la possession, déjà ancienne, de l'arme nucléaire par Israël.
Les négociateurs européens ont eu et continuent d'avoir raison de s'en tenir à la ligne sur laquelle s'est fait jusqu'ici l'accord général à l'AIEA : aucune activité liée à l'enrichissement de l'uranium, en contrepartie d'une ouverture maximale dans tous les autres domaines. Au-delà de son impact sur les intérêts directs des Européens, la nucléarisation du Moyen-Orient signerait la fin de l'autorité du TNP à l'échelle planétaire : l'Asie orientale ne tarderait pas à subir la réaction en chaîne, avec la nucléarisation éventuelle du Japon et de la Corée du Sud.
Face à un enjeu d'une telle ampleur, que penser de l'hypothèse d'un recours à la force contre l'Iran ? Une attaque armée se heurterait à plusieurs obstacles qui, pris ensemble, sont dirimants, même en faisant abstraction du discrédit que la guerre d'Irak fait peser sur une telle option.
D'abord, la difficulté technique et opérationnelle de conduire des frappes efficaces est grande : éliminer durablement le programme iranien ne peut se faire à travers une opération ponctuelle aux effets provisoires comme la destruction du réacteur Osirak par l'aviation israélienne en 1981.
Plus encore, elle engendrerait une aggravation mortifère des tensions entre l'Occident et le monde musulman. S'y ajouterait l'impact vraisemblable d'une guerre d'Iran sur les cours du pétrole, et donc sur l'économie mondiale.
Entre un recours calamiteux à la force et une politique d'apaisement catastrophique en termes de conséquences pour la prolifération nucléaire, comment maintenir l'efficacité du régime de non- prolifération ?
Ici intervient le second enjeu : celui de la nature et de l'ampleur de l'émergence de la Chine comme nouvelle grande puissance.
S'il est évident que l'attitude de Pékin est fondamentale dans la gestion du problème nucléaire nord-coréen, cette réalité s'applique dorénavant aussi à la crise iranienne. Dans cette affaire, la Chine peut décider de s'en tenir à la défense à court terme de ses intérêts énergétiques, en bloquant ou en délayant, au Conseil de sécurité, toute résolution qui isolerait sérieusement le régime iranien.
Pékin peut, en effet, espérer obtenir un accès privilégié aux sources iraniennes d'hydrocarbures. Cela serait assez conforme au profil très économique adopté par la Chine dans le développement de ses relations internationales.
Cependant, celle-ci ne peut ignorer les conséquences en Asie orientale d'un effondrement du système de non-prolifération, avec les choix nucléaires attenants de Séoul, Tokyo et Taïpeh. Aussi Pékin pourrait-il changer de braquet et jouer la solidarité, notamment au Conseil de sécurité, avec l'espoir qu'un front commun fasse revenir l'Iran à la négociation, dans le respect de l'ensemble de ses engagements internationaux en matière de non-prolifération.
Autrement dit, les Européens, tout comme les Américains, auront intérêt dans les prochains mois à encourager Pékin à agir de façon constructive, à l'instar de la coopération établie sur le dossier iranien entre les négociateurs européens et la Russie.
Il s'agit là d'une des grandes conditions d'une possible réussite de la politique européenne tendant à ramener l'Iran sur le chemin de la non-prolifération dans le respect des résolutions de l'AIEA. Mais à quel prix ? Car Pékin monnaierait forcément un éventuel soutien au Conseil de sécurité, vraisemblablement aux dépens de Taiwan ?
La crise iranienne sera ainsi l'occasion de tester la vigueur et l'orientation de ce que Pékin nomme " l'émergence pacifique" de la Chine. Un monde bipolaire sino-américain commence à s'esquisser, sans qu'il soit possible, à ce stade, d'en déterminer le degré de conflictualité ou de convivialité.
Ce que nous savons, c'est que, pour Washington comme pour Pékin, les relations avec l'Europe seront fonction de notre attitude vis-à-vis des sujets fondant les rapports sino-américains : nous en avons fait une première expérience avec la question de la levée de l'embargo européen sur les ventes d'armes à la Chine. La crise iranienne accélérera et renforcera cette évolution.
L'autre grande condition d'un succès européen dans la crise iranienne dépend de l'aptitude des Etats-Unis à revoir de fond en comble ses relations avec l'Iran. Peu de choses pèseraient aussi fortement en faveur de la non-prolifération qu'une ouverture américaine vers Téhéran, comparable précisément à celle de Washington envers Pékin, en 1971.
Une renonciation aux discours sur "l'axe du mal" et un quart de siècle de sanctions américaines contre l'Iran rouvrirait à Washington les portes du Moyen-Orient. Mais il est probablement trop tard pour cela, d'autant que, jusqu'à preuve du contraire, George Bush n'est pas Richard Nixon, et Condoleezza Rice n'est pas Henry Kissinger. La possibilité d'une issue satisfaisante à la crise iranienne s'en trouve réduite d'autant - et elle renforce, par défaut, le rôle de la Chine.
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François Heisbourg est conseiller spécial du directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
par François Heisbourg
Article paru dans l'édition du 02.09.05

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