14.9.05

L'échec de la lutte contre la drogue et la corruption menace de transformer l'Afghanistan en narco-Etat

LE MONDE | 14.09.05 | 14h09 • Mis à jour le 14.09.05 | 14h09
GHEIR ABWA (Nangarhar) de notre envoyée spéciale

Sur un panneau écaillé, des drapeaux américains et afghans à peine visibles signalent qu'une organisation non gouvernementale (ONG) travaille dans ce village où les fermiers ont abandonné cette année la culture du pavot à opium. "Ils ont nettoyé quelques rues, quelques canaux mais c'est tout" , commente, amer, Ridi Gul, un fermier qui a semé du blé et du maïs sur ces 5 jiribs de terre (un hectare environ). "Le gouvernement nous avait promis des écoles, des cliniques, une route, du travail, mais nous n'avons rien vu" , ajoute-t-il.
La plainte est la même dans tout le district de Batikot, malgré les 70 millions de dollars (près de 57 millions d'euros) reçus par la province de Nangarhar (Est) dans le cadre du programme de développement alternatif à la culture du pavot.
Les surfaces cultivées de cette plante ont diminué de 96 % dans cette province autrefois la deuxième en importance (derrière celle d'Helmand) pour le pavot. "Nous n'avons reçu que deux kilos de semences et deux sacs d'urée, quelle que soit la superficie que nous possédons" , affirme Daria Khan. "Seuls les districts d'où sont originaires l'ex-gouverneur, Din Mohammed, et l'homme fort de la province, Hazrat Ali, ont reçu des compensations : 300 dollars par jirib", déplore-t-il.
Les résultats spectaculaires de la campagne antidrogue au Nangarhar sont dus à la fois à une éradication vigoureuse - 36 % des 5 100 hectares éradiqués cette année l'ont été dans cette province - et à la persuasion du président Hamid Karzaï sur les "anciens". Un chef tribal d'ethnie pachtoune, Haji Sharif, témoigne : "Karzaï nous a dit "Au nom des Pachtouns, donnez-moi une chance ". La communauté internationale vous aidera et nous l'avons écouté."
Le chef lance alors des accusations, visant plusieurs personnages officiels qui ont démissionné récemment pour être candidat, conformément à la loi électorale. "Où sont les usines, les emplois, tous les projets promis ? L'argent n'a pas atteint les fermiers, il est allé dans les poches des officiels. Les responsables du contrôle de la drogue ont empoché l'argent et ils s'en servent pour leur campagne électorale" , déplore Haji Sharif.
L'énorme budget - un milliard de dollars environ - consacré cette année à la lutte contre la drogue n'a eu qu'un effet limité. Si les surfaces plantées ont diminué de 21 %, la production n'a diminué que de 2 % en raison de bonnes pluies et de l'absence de maladies.
Un exemple éclaire une autre réalité : si les surfaces consacrées au pavot dans la province d'Helmand ont diminué de 10 %, elles ont augmenté respectivement de 1 370 % et de 348 % dans les provinces voisines de Nimroze et de Farah. Les gros producteurs trafiquants y ont en effet loué des terres.
"Pour la quatrième année consécutive la campagne d'éradication a été un échec" , souligne un expert. "Chaque hectare extirpé par les toutes nouvelles forces centrales d'éradication et par la police nationale a coûté entre 300 000 et 400 000 dollars. Les fermiers du Nangarhar ont perdu de l'argent. Pas les riches, puisque les trafics et les laboratoires de transformation du pavot en héroïne ont continué comme avant" , ajoute-t-il.

"BEAUCOUP DE PREUVES"

Lors d'une récente visite en Afghanistan, le directeur de l'UNODC (Office des Nations unies pour la lutte contre la drogue et le crime), Antonio Maria Costa, a affirmé "avoir insisté auprès du président Hamid Karzaï sur la nécessité de renvoyer les gouverneurs, les officiels, militaires, civils ou policiers impliqués dans le trafic" . Il a expliqué qu'"il y avait beaucoup de preuves" à ce sujet.
Depuis longtemps, des noms de hauts responsables, de personnalités très proches du président sont cités dans le trafic de drogue sans qu'aucune action n'ait été prise. "La question aujourd'hui est de savoir si l'Afghanistan est dirigé par un narco gouvernement" souligne, dans l'anonymat, un diplomate.
Candidat aux élections législatives pour la province de Nangarhar, Abdul Nasr Shafi assure d'abord qu'il est " contre la culture de la drogue". Puis précise : "Mais je suis pour les pauvres. Si nous avons une bonne et honnête administration qui travaille en faveur des gens, le problème sera résolu. Nous démarrerons des projets et les fermiers n'auront plus besoin de cultiver le pavot (...). C'est la responsabilité du gouvernement de fournir du travail."
Les fermiers afghans sont le maillon faible du marché de la drogue. Selon l'UNODC, ils ne récupèrent qu'entre 3 % et 4 % des revenus d'un trafic qui a représenté, en 2004, 2,8 milliards de dollars. "Les fermiers vont attendre encore un peu mais si rien ne se passe, soyez sûrs qu'ils vont replanter du pavot" , affirme Haji Sharif. "Si nous ne recevons pas d'aide, bien sûr que je vais recommencer" , renchérit Daria Khan, à Geir Abwa.
La saison des semences dans la province du Nangarhar débute dans deux mois. Le délai sera très court pour achever ce qui n'a pas été fait en un an.

Françoise Chipaux
Article paru dans l'édition du 15.09.05

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