15.9.05

Les droits de l'homme et du terroriste, par Thomas Ferenczi

Chronique

LE MONDE | 15.09.05 | 13h17  •  Mis à jour le 15.09.05 | 13h18

Charles Clarke, ministre de l'intérieur britannique, est satisfait, ou feint de l'être devant les journalistes. Il a réuni à Newcastle, il y a une semaine, tous ses collègues de l'Union européenne - enfin, presque tous, puisque Nicolas Sarkozy n'a pas trouvé le temps de franchir le Channel - et il a constaté qu'ils étaient tous déterminés à lutter contre le terrorisme. Avait-il quelque raison d'en douter ? On l'ignore. Ce qu'il savait, c'est que les vingt-cinq ministres n'étaient pas nécessairement d'accord sur les moyens de mener cette lutte et, en particulier, sur la meilleure façon d'organiser la coopération entre leurs gouvernements. Il lui importait donc de s'assurer qu'ils étaient au moins animés par une volonté commune.
Reste à transcrire cette volonté dans les actes. Sur ce point, M. Clarke éprouve quelques difficultés. Placé en première ligne par les attentats de Londres et par la présidence britannique de l'Union, il tente d'accélérer le mouvement. Cela ne va pas sans mal. Il est vrai qu'il lui est venu une idée qui suscite la controverse, celle de remettre en question la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur la protection des réfugiés. La Convention européenne des droits de l'homme interdisant la torture et les traitements inhumains ou dégradants, la Cour chargée de veiller à son application condamne les pays qui renvoient chez eux des réfugiés alors qu'ils sont menacés d'y subir de tels traitements.
M. Clarke considère que cette interprétation empêche les Etats d'expulser d'Europe des étrangers suspects de complicités terroristes, sous prétexte qu'ils risqueraient d'être maltraités ou torturés dans leurs pays d'origine. Il ne veut pas, dit-il, modifier la convention mais "rééquilibrer" la jurisprudence pour tenir compte de la situation nouvelle créée par le terrorisme. Celle-ci exige, selon lui, que le droit des citoyens à leur sécurité soit davantage pris en considération dans l'application des textes.
Le Parlement européen, drapé dans son rôle de défenseur des libertés, a accueilli avec méfiance l'idée de M. Clarke. Quant aux ministres réunis à Newcastle, ils n'en ont dit mot. Ce n'était pas le sujet du débat. Seul Franco Frattini, le commissaire européen à la justice, à la liberté et à la sécurité, a réagi en disant qu'il était d'accord avec le ministre britannique mais qu'il n'était évidemment pas question d'imposer à des juges indépendants une nouvelle interprétation de la convention. Une précision utile, à laquelle M. Clarke a donné son aval, tout en ajoutant que la Cour pourrait être mise en difficulté si elle continuait à rendre des arrêts qui ne respectent pas un certain consensus.
La recherche d'un juste équilibre entre les besoins de sécurité et les exigences de liberté inspire, en principe, les politiques de lutte contre la criminalité et le terrorisme dans les sociétés démocratiques.
Elle sous-tend l'autre grand projet de M. Clarke, qui vise à obliger les compagnies de téléphone et les fournisseurs d'accès à Internet à conserver pendant une durée minimale les données téléphoniques et électroniques susceptibles d'intéresser les enquêteurs. Certes, le ministre britannique n'a pas encore obtenu gain de cause. Des désaccords subsistent entre les Etats sur la durée de rétention souhaitable et sur la nature des données à conserver. Le Parlement européen et la Commission contestent la procédure choisie, qui les met hors jeu. Les opérateurs s'inquiètent du coût de cette obligation. Mais personne, ou presque, ne rejette le principe d'une telle mesure : l'exploitation par la police de renseignements de cette nature a fait ses preuves dans plusieurs enquêtes.
En revanche, la remise en question, même indirecte, de la Convention européenne des droits de l'homme est plus difficile à admettre. On comprend l'embarras des autorités policières. Le chef du service de renseignement intérieur britannique, le MI5, Eliza Manningham-Buller, l'a dit clairement dans un discours récent, rendu public au lendemain de la rencontre de Newcastle. Souvent, a-t-elle déclaré, les renseignements obtenus par ses services pourraient permettre d'empêcher un attentat mais ils sont insuffisants, au regard de la loi, pour autoriser des poursuites judiciaires et l'arrestation de suspects. D'où ce "dilemme central" : comment protéger les citoyens en respectant l'Etat de droit quand les preuves recueillies sont incomplètes ou fragiles ?
Pourtant, la Convention européenne des droits de l'homme doit demeurer l'ultime rempart contre la tentation du tout sécuritaire. Elle est devenue le symbole des valeurs que l'Union européenne entend promouvoir, au-dedans comme au-dehors. Le respect des droits de l'homme est en effet au coeur de l'identité européenne. Il est la principale condition imposée aux candidats à l'adhésion et l'un des traits constitutifs de l'image de l'Europe. Toute régression porterait atteinte, d'une façon irrémédiable, à cette image et rendrait moins crédible le modèle européen. Or, ce qui caractérise l'Etat de droit, c'est précisément la confiance faite aux juges. C'est à eux qu'il appartient de veiller à l'équilibre entre la liberté et la sécurité.
Pour M. Clarke, cela allait sans dire. Cela va encore mieux en le disant.

Thomas Ferenczi
Article paru dans l'édition du 16.09.05

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