12.9.05

Le bouleversement indien nous concerne directement

point de vue
, par Jean-Luc Racine

LE MONDE | 12.09.05 | 13h34  •  Mis à jour le 12.09.05 | 13h34

La visite à Paris du premier ministre indien, Manmohan Singh, lundi 12 septembre, témoigne d'une volonté bilatérale de redonner plus de souffle aux relations franco-indiennes, sept ans après la visite réussie de Jacques Chirac à Bombay et New Delhi, en janvier 1998.
La même année, après les essais nucléaires indiens, la France s'était certes ralliée aux "regrets" collectifs du G8 et du Conseil de sécurité, mais Paris avait rejeté la politique américaine de sanctions, confortant ainsi son image à New Delhi. Depuis, les dirigeants indiens ont coutume de dire que les relations politiques avec Paris sont bonnes - le "dialogue stratégique" en est à sa quatorzième édition -, mais que les relations économiques ne suivent guère.
Si de grandes entreprises françaises sont actives en Inde - telles Danone, Mérieux, Saint-Gobain, bientôt Renault, la France n'est toujours pas dans le lot de ses dix principaux partenaires commerciaux. Les autorités françaises, de leur côté, comprennent mal que l'Inde tarde tant à conclure de longues négociations en matière d'armement et regrettent qu'Air India, compagnie publique, ait choisi uniquement des Boeing au détriment d'Airbus lors de sa dernière campagne d'achats. Ces préoccupations seront évoquées lors des entretiens avec Manmohan Singh, à Paris, en sus d'un tour d'horizon des grandes questions mondiales qui prendra place entre le sommet Inde-Union européenne, tenu à Delhi le 7 septembre, et l'ouverture de l'Assemblée générale des Nations unies, à New York, les 14 et 15.
Le dialogue franco-indien doit être replacé dans ce large contexte. Car, depuis 1998, trois changements majeurs ont pris corps, dont les effets contribueront à dessiner, à moyen terme, l'ordre mondial de demain.
Le premier changement tient au regard que l'Inde porte sur le monde. Père des réformes économiques, Manmohan Singh, alors ministre des finances, a commencé, en 1991, à faire sortir son pays du vieux cadre protectionniste mis en place après l'indépendance.
Les nationalistes hindous, au pouvoir après 1998, ont surenchéri en parlant de "l'Inde résurgente" et de "l'Inde qui brille", un slogan sans doute approuvé par la classe moyenne montante, mais désavoué par la majorité des électeurs en 2004. Revenu au pouvoir, le Parti du Congrès négocia alors un programme commun avec la gauche communiste, qui reste hors du gouvernement mais fait entendre sa voix sur les questions sociales.
Par-delà les vifs débats sur les réformes et sur les moyens de résorber la pauvreté, un nouvel état d'esprit s'est fait jour dans les cercles dirigeants indiens comme dans les entreprises : le siècle qui commence sera celui de l'Asie, et l'Inde y jouera enfin un rôle à la mesure d'un pays d'un milliard d'habitants, connaissant une croissance moyenne annuelle de 6 % à 7 %.
Deuxième changement, l'Inde redéfinit ses relations avec ses voisins. Avec le Pakistan, par un dialogue à petits pas qui laisse encore la difficile question du Cachemire dans l'incertitude. Mais la partie décisive se joue avec la Chine. La normalisation est également la règle, et la hausse des dépenses de défense va de pair avec de nouvelles relations économiques et des investissements croisés. New Delhi et Pékin se trouvent des intérêts communs, notamment à l'OMC. Et si la Chine, économiquement, pèse deux fois plus lourd que l'Inde, elle la prend désormais au sérieux. Compétition et coopération, plus que confrontation : voilà le nouveau dogme.
Troisième tournant, la politique américaine à l'égard de l'Inde. Les avancées acquises sous Bill Clinton avec "la plus vieille et la plus grande des démocraties" butaient toujours sur les conséquences de la nucléarisation de l'Inde, qui fait entorse au système international construit autour du traité de non-prolifération (TNP), que l'Inde a refusé de signer car il lui aurait interdit l'armement nucléaire.
L'administration Bush, elle, ne s'encombre pas de ces contraintes multilatérales. Le 18 juillet, le président américain, recevant Manmohan Singh à Washington, a proposé de changer les règles du jeu, en traitant l'Inde, "pays nucléaire res ponsable" , à parité avec les cinq pays "légitimement" nucléaires aux termes du TNP : Etats-Unis, Russie, Chine, Grande Bretagne et France. En clair, si le Congrès américain et les pays du "groupe des fournisseurs nucléaires" entérinent son initiative, George W. Bush offrira à New Delhi les clés du développement du nucléaire civil et de hautes technologies sensibles qui feront avancer l'Inde dans la course à l'espace, où elle est déjà bien engagée.
Face à la montée en puissance de la Chine, l'Inde apparaît à la Maison Blanche comme un Etat démocratique et un pôle de stabilité à conforter. Washington s'entend toutefois avec Pékin pour lui refuser un poste de membre permanent au Conseil de sécurité.
Dans ce nouveau "grand jeu" où montent des pays émergents, le non français au référendum sur la Constitution européenne risque d'accroître les périls que ses tenants de gauche souhaitaient écarter. Le blocage de la construction européenne amoindrit la capacité d'initiative de l'Union pour défendre ses intérêts, mais aussi pour agir sur les nouvelles architectures mondiales que cherchent à construire la Chine, l'Inde, le Brésil. L'Inde pratique certes une diplomatie tous azimuts, mais pour les réalistes qui y sont aux commandes, l'unilatéralisme des néoconservateurs américains offre aujourd'hui davantage qu'une Europe ouverte à la multipolarité, mais affaiblie.
Pour bien mesurer les enjeux à moyen terme, il faut s'attendre à une montée en puissance de l'industrie indienne sur les marchés mondiaux. Pour l'heure, Delhi est un médiocre exportateur, hormis le textile et les services informatiques. Mais dans les domaines décisifs des technologies de l'information et des biotechnologies, ses entreprises les plus performantes préparent la prochaine étape, celle qui mène de la fourniture de services à la recherche-développement, ou des médicaments génériques à la quête de nouveaux brevets, en pariant sur un moindre coût de l'innovation et sur l'internationalisation.
Ce même dynamisme commence à marquer l'industrie manufacturière, qui hausse ses critères de qualité pour conquérir des marchés. Des multinationales implantées en Inde en feront bientôt une base pour l'exportation, tandis que de grandes compagnies indiennes commencent à racheter des entreprises à l'étranger, y compris aux Etats-Unis et en Europe.
En second lieu, l'essor économique de la Chine et de l'Inde pèsera de plus en plus sur la course aux matières premières et la quête de l'énergie. L'Inde manque d'hydrocarbures et commence à investir massivement à l'étranger dans ce domaine, comme la Chine. L'expertise française en nucléaire civil l'intéresse, et elle souhaite rejoindre le programme ITER, ce réacteur thermonucléaire expérimental international qui doit s'implanter à Cadarache (Bouches-du-Rhône). Elle travaille aussi sur le moteur à hydrogène.
Enfin, l'Inde nous concerne car elle est, on l'oublie trop, un extraordinaire champ d'expériences politiques et intellectuelles. Certes marqués par de fortes spécificités, les problèmes qu'elle affronte sont pour partie ceux de l'Europe sociale-démocrate : comment rééquilibrer l'ordre du monde ? Comment l'Etat doit-il réguler le marché ? Comment combiner croissance et justice sociale, aider les agriculteurs, gérer les pluralités religieuses et linguistiques ?
Dans le champ des idées, dans celui de la création littéraire et artistique, l'Inde nouvelle se construit et s'exporte, diaspora aidant, tout en étant fécondée par une très vieille tradition de pluralisme et de débats. La partie n'est pas encore gagnée, mais le tournant est pris. A nous d'en prendre la mesure.
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Jean-Luc Racine est directeur de recherche au CNRS, chercheur au Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud de l'Ecole des hautes études en sciences sociales.
par Jean-Luc Racine
Article paru dans l'édition du 13.09.05

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