1.9.05

Les enseignements oubliés de la guerre du Pacifique

analyse
par Philippe Pons
LE MONDE | 01.09.05 | 13h42  •  Mis à jour le 01.09.05 | 13h42

e front européen de la seconde guerre mondiale est trop proche, son histoire trop explorée, pour qu'il se prête à des assimilations simplificatrices. Plus lointaine, se déroulant dans des pays à l'histoire peu connue, la guerre du Pacifique, qui prit fin avec la signature, le 2 septembre 1945, de l'acte de capitulation du Japon, donne lieu en revanche à une foule de clichés et d'analogies réductrices.
Comme celle à laquelle vient de se livrer une fois de plus George Bush, sur la base navale de San Diego lors de la célébration du 60e anniversaire de la reddition du Japon, en comparant la démocratisation de l'Archipel à la situation en Irak.
Sur le premier registre - les clichés -, la guerre du Pacifique est une source intarissable. Ainsi, les pilotes-suicides ou kamikazes sont-ils l'archétype du fanatique, le raccourci pour désigner les terroristes qui se tuent avec leurs victimes. Assimilation erronée : le seul point commun est l'exploitation de l'idéalisme de jeunes parfois à peine sortis de l'adolescence.
Les pilotes-suicides japonais étaient pour la plupart moins volontaires que contraints. Ils ne partaient pas la joie au coeur mais la peur au ventre, et ils mouraient moins pour l'empereur qu'en pensant protéger leur famille. C'étaient enfin des soldats, obéissant aux ordres, non des terroristes. Leurs cibles étaient des objectifs militaires, non des populations civiles. Autre stéréotype : l'attaque surprise japonaise sur la base américaine de Pearl Harbor en décembre 1941. L'acte de traîtrise par excellence. Certes. Mais si on se place dans la rhétorique de l'administration Bush, c'était simplement une attaque "préemptive" destinée à prévenir une offensive américaine, écrit l'historien de la guerre du Pacifique John Dower.
L'éloignement et la méconnaissance ne sont pas les seules raisons de ces simplifications.
Elles tiennent aussi au caractère manichéen d'une guerre sans quartier, plus sauvage que sur le front européen : "Racisme, déshumanisation de l'ennemi et extermination furent sans précédent , écrit John Dower dans War Without Mercy, Race and Power in the Pacific War (Pantheon book). Il n'y eut jamais dans le cas des Japonais l'équivalent du 'bon Allemand'." Pour les Alliés, l'orgie de violence en Europe fut "nazie" plus que le fruit de dispositions culturelles ou psychologiques germaniques. En Asie, les atrocités étaient simplement "japonaises". En niant toute individualité, singularité ou pluralité à l'ennemi, celui-ci était d'entrée de jeu déshumanisé.
En dépit des interrogations sur le caractère "libérateur" de la guerre en Irak qui se font jour aux Etats-Unis, le Japon après la défaite reste pour George Bush le précédent à l'éclosion d'une démocratie sous la houlette de l'occupant américain. Une analogie qui défie l'histoire. En six ans d'occupation (1945-1951), pas un soldat américain ne fut tué dans l'Archipel. Si les Japonais acceptèrent la défaite, c'est que les Américains avaient un plan d'occupation, et surtout que les Japonais étaient prêts à un retour à la démocratie et à renouer avec une expérience libérale, certes incomplète mais qui n'en constituait pas moins un précédent.
Etat de droit, l'Archipel avait connu une vie parlementaire et une presse d'opinion qui avait combattu en faveur des idéaux démocratiques dès la fin du XIXe siècle. Avant qu'il ne sombre dans le militarisme au début des années 1930, le Japon avait été le foyer des idées socialistes pour le reste de l'Asie. La pensée libérale y avait fait souche.
Dans les grandes villes, de ce qu'il est convenu d'appeler la "démocratie de Taisho" (1912-1926), avait fleuri une culture de masse protéiforme, véhiculant de nouveaux modes de vie et de pensée influencés par l'Occident. Le Japon bénéficiait, enfin, d'une cohésion sociale et d'une forte identité culturelle conjuguées à un niveau d'éducation élevé.
Dans un premier temps, les Américains jouèrent sur la gauche et les syndicats pour raviver les valeurs démocratiques. Et jusqu'au retournement de 1947 - lorsque Washington décida de transformer le Japon en bastion de l'anticommunisme en faisant renaître la droite , l'occupation fut le dernier grand œuvre de l'idéalisme du New Deal (politique libérale et progressiste du président Franklin Roosevelt).
Apportant la démocratie et une relative justice sociale, celle-ci avait une légitimité. Perçue par les Japonais comme un "american interlude" non comme une rupture, elle fut réintégrée à l'expérience nationale. "Ce fut une libération, non une humiliation" , commente l'historien Akira Iriye. L'occupation n'entama pas la dignité nationale comme en Irak, estime Akira Mizuguchi, de l'Institut du Proche-Orient à Tokyo.

ANALOGIES TROUBLANTES

L'histoire de l'Asie jusqu'au lendemain de la guerre du Pacifique est surtout riche d'enseignements sur le registre des erreurs. Ainsi, la création par le Japon, en 1932, de l'Etat fantoche de Manchukuo présente-t-il - en dépit d'évidentes différences - des analogies troublantes avec l'Irak : dans les deux cas est à l'oeuvre le radicalisme de droite d'une superpuissance (régionale dans le cas nippon, mondiale dans le cas américain) conjuguée à une manipulation de l'opinion et à un défi aux règles internationales, note le politologue Kang Sang-jung. Dans les deux cas, une guerre d'agression est poursuivie au nom d'une vision messianique (la "libération" de l'Asie ; la "démocratisation" du Moyen-Orient) et de la conviction que la supériorité militaire viendra à bout de tout : la création de l'Etat de Manchukuo marqua, en fait, le début d'une guerre de quinze ans.
Autre enseignement : la Corée du Sud. Affranchie du joug colonial nippon (1910-1945), la péninsule fut sur-le-champ spoliée de cette libération. Divisée en deux par les grandes puissances, elle fut occupée par des armées étrangères (américaine au sud et soviétique au nord). Confisquant le droit à l'autodétermination des Coréens en refusant de reconnaître les autorités qu'ils avaient mises en place, les Etats-Unis installèrent un régime militaire en conservant les hommes qui avaient servi les Japonais. En dépit d'élections, le pays sombra dans la confusion : grèves, insurrections et répressions sanglantes.
La Corée du Sud, entre 1945 à 1950, est la tragique illustration de la bévue qui consiste à assimiler la fin d'une tyrannie (ici le colonialisme nippon) à l'avènement de la démocratie et à croire pouvoir imposer celle-ci sans tenir compte des voeux d'une population et de son besoin de dignité. En juin 1950, le régime du Nord, pensant tirer partie de la confusion au Sud, déclenchait une guerre fratricide.
La "vision" messianique de George Bush, enfin, rappelle singulièrement le message rédempteur des militaristes japonais lorsqu'ils envahirent l'Asie : "Sans véhiculer la prétention à l'universalisme des Etats-Unis, l'idéologie impérialiste japonaise puisait à la même source , écrit l'historien américain spécialiste du Japon Herbert Bix, auteur de Hirohito and the Making of a Modern Japan (Harper Collins), on apprenait aux Japonais à croire en leur supériorité morale et à être fier de la Lumière dont ils étaient porteurs. Comme les Américains aujourd'hui. Et lorsque ceux-ci rencontrent une résistance dans les pays qu'ils envahissent, ils ne se conduisent pas mieux que les Japonais en Chine." Pas si lointaine, décidément, la guerre du Pacifique...

Philippe Pons
Article paru dans l'édition du 02.09.05

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