7.9.05

L'insatiable appétit de la Chine

2/ Pétrole, l'été où tout a basculé

LE MONDE | 07.09.05 | 12h44  •  Mis à jour le 07.09.05 | 13h16

La scène se passe au coeur de la plate immensité de Mandchourie, tapissée d'une taïga fleurant déjà la Sibérie. Au-dessus de l'esplanade de la ville, une immense statue a figé un groupe de "héros" très prolétariens dans la pierre. Les torses sont harassés par l'effort, les visages exaltés par l'idéal. A la laque sombre qui enduit les corps, on les devine surgis d'un puits de pétrole, ce pétrole qui fit naguère de Daqing, localité perdue de la province du Heilongjiang (Nord-Est), un des phares industriels de la Chine socialiste.
Ce jour de printemps 2002, au pied des figures épiques, des ouvriers manifestent. Ils sont bien en chair, eux, bien que chiffonnés par l'âge. Ils protestent contre les modalités de leur départ forcé à la retraite. Avant son introduction à Wall Street, leur entreprise, PetroChina, filiale de China National Petroleum Corporation (CNPC), fait le ménage, polit sa vitrine, et envoie ces anciens modèles de la mythologie maoïste à la casse de l'Histoire.
Août 2005, Canton, à l'autre bout (méridional) de l'empire. S'étirant devant les stations-service, la file de voitures et de deux-roues est interminable. Il a suffi d'un typhon pour perturber l'approvisionnement en pétrole transitant par les ports du sud de la Chine. Des échauffourées ont éclaté et des pompes ont dû fermer. Daqing, Canton : deux scènes, à trois ans d'écart, qui résument le dilemme pétrolier chinois.
Les antiques conglomérats ont beau faire peau neuve, la pénurie guette le pays comme jamais. Entre les sites d'extraction et les foyers de consommation, le fossé se creuse. Car le spectaculaire décollage économique du pays attise un appétit glouton pour l'énergie et, dans le cas du pétrole, l'enchaîne chaque jour davantage à des approvisionnements extérieurs. La Chine consomme aujourd'hui près de 7 millions de barils par jour, soit deux fois plus qu'il y a dix ans. Elle vient de ravir au Japon le rang de deuxième consommateur mondial, derrière les Etats-Unis.
Le site historique de Daqing s'épuisant, et les gisements potentiels du Xinjiang - le Far West frontalier de l'Asie centrale - se heurtant à de grosses difficultés techniques d'exploitation, Pékin n'a d'autre recours que de solliciter le marché international.
Depuis 1993, les Chinois - qui consomment encore 40 fois moins que les Américains par tête d'habitant - sont importateurs nets de brut. C'est une révolution stratégique pour une nation au patriotisme sourcilleux, formée, sous Mao, à l'école de l'autosuffisance. Les achats à l'étranger grimpent à 40 % de ses besoins, une proportion vouée à passer à 80 % autour de 2030, selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Une telle voracité contribue évidemment à la hausse des cours sur le marché international puisque le tiers de la demande mondiale supplémentaire émane de Chine.
Cette nouvelle donne impose à Pékin de repenser radicalement sa politique énergétique sous peine de voir son décollage fragilisé. A court terme, la flambée des prix tend à déstabiliser les circuits domestiques de distribution. Les pénuries de l'été à Canton ont illustré jusqu'à l'absurde les dysfonctionnements d'un système baroque où cohabitent plan et marché. Alors que les grandes compagnies pétrolières - PetroChina, Sinopec, Cnooc - sont exposées aux fluctuations du marché international, elles voient leur profitabilité entamée par des prix de l'essence à la pompe, gelés par l'Etat pour des raisons de "stabilité sociale" .
En Chine, l'inflation urbaine est lourde de danger politique - le printemps de Pékin en 1989 s'était nourri d'une grogne contre la hausse des prix - et le gouvernement central cherche à éviter de répercuter sur les consommateurs la hausse des cours des matières premières. Le problème est que PetroChina, Sinopec et Cnooc sont cotées sur les marchés financiers étrangers et doivent rendre des comptes à leurs actionnaires. S'estimant lésées, les compagnies rechignent à alimenter les stations-service. Le temps presse. La surchauffe impose à Pékin de trancher au plus vite : le risque social de l'inflation ou le risque industriel de la pénurie.
A plus long terme, le danger pour la Chine est d'ordre stratégique. Les deux tiers de ses importations de brut proviennent du Moyen-Orient, une proportion vouée, elle aussi, à augmenter avec le temps. Fâcheuse contrainte : la région est instable et cet or noir emprunte des routes maritimes - les 12 000 km séparant le détroit d'Ormuz de Shanghaï - contrôlées par l'US Navy ou infestées de pirates du côté du détroit de Malacca. La Chine vit très mal cette nouvelle vulnérabilité. Son anxiété tient au scénario d'un conflit militaire autour de Taïwan précipitant une guerre avec les Etats-Unis. Dans ce cas de figure, l'US Navy serait en mesure de barrer les routes maritimes acheminant le pétrole du Moyen-Orient en Chine et donc de saper sa croissance. L'hypothèse obsède les stratèges de la République populaire.
Comment déjouer le péril ? La première piste consiste à doter le pays de réserves stratégiques aujourd'hui quasi inexistantes. Le gouvernement vient d'achever en août à Ningbo, non loin de Shanghaï, la construction du premier des trois sites de stockage voués à assurer au pays une autonomie de 90 jours de consommation à l'horizon 2015. Des efforts sont entrepris parallèlement pour améliorer l'efficacité énergétique. Le gaspillage reste de règle dans un pays qui, pour produire un dollar de valeur ajoutée, consomme trois fois plus d'énergie que la moyenne mondiale. Alors que le parc automobile explose, les véhicules chinois brûlent entre 20 % et 30 % de plus d'essence que les modèles étrangers.
Troisième terrain à explorer : la diversification des sources d'énergie. Selon Kang Wu, chercheur à l'université Est-Ouest d'Honolulu (Hawaï), l'équation énergétique chinoise devrait connaître des réajustements à l'horizon 2020 : la part du charbon régressera légèrement tout en restant dominante (57,5 % contre 68,4 % aujourd'hui), celle du pétrole demeurera stable (25,4 % contre 25,7 %), mais celle du gaz naturel croîtra (10 % contre 3 %), tout comme celle de l'hydroélectrique (3,9 % contre 2,3 %) et celle du nucléaire (3,2 % contre 0,7 %). Avec le "charbon propre", le gaz naturel est présenté comme une alternative stratégique : il présente l'avantage d'être disponible en Asie et donc d'échapper à la géopolitique tourmentée du Moyen-Orient.
Quatrième parade, enfin : la diversification des pays fournisseurs afin d'émietter la dépendance. Depuis la fin des années 1990, les compagnies pétrolières chinoises prospectent agressivement la planète et achètent rubis sur l'ongle de très coûteux actifs, au point de bouleverser la géopolitique du pétrole. S'incrustant jusqu'en Afrique ou en Amérique latine, Pékin affiche une pétrodiplomatie sans fard au point que les itinéraires à l'étranger des hiérarques chinois épousent de manière transparente la carte des hydrocarbures. A priori, la Russie et l'Asie centrale ont toutes leurs faveurs car elles leur offrent un approvisionnement continental moins aléatoire, c'est-à-dire moins contrôlé par les Américains. La région est désormais le théâtre d'un "grand jeu" d'un nouveau type.
L'activisme des Chinois dans la mise en place de l'Organisation de coopération de Shanghaï (OSC), un forum régional regroupant six Etats de la sphère de l'Asie centrale (Chine, Russie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizstan), n'est pas innocent. Il s'explique en partie par ce souci de sécuriser des corridors reliant la mer Caspienne à la Chine occidentale, jeu d'influence vendu aux pays traversés sous les romantiques couleurs d'une "Route de la soie" revisitée.
Pékin joue une autre carte : ouvrir des brèches dans les pays qui sont dans le collimateur de Washington. Elle fraye ainsi avec l'Iran ou le Soudan, dont les réserves pétrolières excitent sa convoitise. Des milliers de soldats chinois - déguisés en travailleurs du pétrole - seraient déployés le long d'un oléoduc soudanais aboutissant à la mer Rouge. Ces derniers temps, le jeu est toutefois devenu plus subtil. Profitant du coup de froid entre Riyad et Washington après les attentats du 11-Septembre, les Chinois ont fait une percée en Arabie saoudite. Ils ont obtenu en 2004 le droit d'explorer certains champs gaziers, là où des compagnies américaines avaient échoué. Pour leur part, les Saoudiens sont entrés dans le capital d'une raffinerie chinoise à hauteur de 25 %, une prise de participation inédite pour des investisseurs étrangers dans ce secteur. Intérêts partagés : Pékin guigne la ressource tandis que Riyad veut alléger sa dépendance à l'égard du marché américain.
Plus préoccupant encore pour Washington : les Chinois se glissent désormais jusque dans son arrière-cour. Décidément habiles à tirer profit des tensions politiques du moment, ils affichent une insolente amitié avec le Venezuela - quatrième fournisseur des Etats-Unis -, dont le président, Hugo Chavez, pose au héraut d'un nouvel antiaméricanisme de l'hémisphère Sud. Le Pérou et l'Equateur sont également courtisés, tout comme le Canada où ils viennent de signer un accord sur un oléoduc entre l'Alberta et la côte Pacifique d'où seront chargés 200 000 barils par jour.
Jusqu'où ira cette offensive ? Quelle nouvelle frontière bousculera encore cet appétit insatiable pour un or noir dont la croissance économique de la Chine, nouvelle source de la légitimité du Parti communiste - une fois effondrés les idéaux du socialisme - a un impérieux besoin ? Les implications géopolitiques en sont très lourdes et ne manqueront pas de reconfigurer l'équilibre des puissances en Asie, voire au-delà. Déjà, des frictions surgissent entre la Chine et le Japon. Les deux pays convoitent les mêmes réserves gazières de la mer de Chine orientale. Et ils se sont - diplomatiquement - affrontés pour capter à leur profit un oléoduc russe acheminant du pétrole en provenance du site sibérien d'Angarsk.
En dépit du rapprochement entre Pékin et Moscou, c'est Tokyo qui a remporté cette manche puisque l'oléoduc convoité débouchera non à Daqing la chinoise, mais sur le Pacifique (Nakhodka) ouvrant sur le Japon.
Mais c'est à Washington que la suspicion s'exaspère jusqu'à nourrir une véritable paranoïa dans certains cercles du Congrès ou du Pentagone. Un de leurs arguments est que la pétrodiplomatie chinoise pollue les relations internationales en favorisant la prolifération d'armes - conventionnelles ou de destruction massive -, promues au rang de moyen de paiement des achats pétroliers. Et que chaque baril ravi par Pékin se fait au détriment de l'approvisionnement américain.
C'est dans ce contexte d'inquiétude que la Chambre des représentants a mis un coup d'arrêt cet été à l'offre de rachat par la société chinoise Cnooc de l'américain Unocal au motif qu'une telle acquisition représenterait "une menace pour la sécurité des Etats-Unis" . L'affaire fit grand bruit et augure mal d'un télescopage à long terme des stratégies pétrolières de Washington et Pékin. Un des experts pétroliers sur la Chine les plus écoutés aux Etats-Unis, Amy Myers Jaffe, de la Rice University, évoquait dans le Washington Post du 27 juillet un précédent historique : "Dans les années 1930 (...), la tension mutuelle [entre les Etats-Unis et le Japon] autour de l'approvisionnement pétrolier a nourri une escalade de la paranoïa qui a contribué à l'éclatement de la seconde guerre mondiale."
L'Histoire va-t-elle bégayer ? L'aptitude de la communauté internationale à composer avec l'appétit chinois va assurément peser sur la géopolitique du siècle.

Frédéric Bobin
Article paru dans l'édition du 08.09.05

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