11.11.05

La misère culturelle, terreau de violence

La Croix, 11-11-2005

Éducateurs, acteurs sociaux et culturels décèlent dans la radicalisation de certains jeunes de banlieue une frustration sociale qui ne s'exprime que par la violence
«Je ne comprends pas, je suis désemparée face à cette rage… » à la MC 93, la maison de la culture de Bobigny, Valérie Dardenne, directrice de la communication et des relations avec le public, ne cache pas son désarroi fe à cette violence des jeunes qui se retournent « contre des lieux qui leur sont largement ouverts, comme les maternelles, les bibliothèques.
Ils agissent, dans l’exaspération, contre leurs propres intérêts, au-delà de la destruction des symboles de l’ordre qu’ils contestent. » Insistant aussitôt sur la petite minorité de casseurs et d’incendiaires qui fait parler d’elle, à laquelle elle refuse d’assimiler dans une dangereuse globalisation l’ensemble des « jeunes de banlieue ».
Comme Valérie Dardenne, une conseillère principale d’éducation d’un lycée de Seine-Saint-Denis tient à mettre aussitôt les choses au point. « Les exactions ne sont le fait que d’une poignée de jeunes. Chez nous, nous savons qu’il y a quelques émeutiers et un élève a même été cité en comparution immédiate. Mais la grande majorité est désemparée, pour ne pas dire angoissée et rejette la violence.
De nombreux élèves nous demandent d’ailleurs de créer dans le lycée des instances de débat et de dialogue. Sur l’actualité des banlieues bien sûr, mais plus largement sur la politique, la crise économique… » La jeune femme rapproche cette soif de compréhension et de parole des réactions lors d’un certain 11 septembre… Dans son établissement, les équipes pédagogiques tentent d’analyser la flambée actuelle, même si elle n’atteint pas le lycée, « calme pour le moment ».
Pour elles, la situation n’est pas nouvelle : un double fossé s’est creusé depuis plusieurs années entre ces jeunes et la société, ces jeunes et leurs parents. La première ne leur propose guère de solution d’avenir professionnel, économique, un CV estampillé « 93 » n’ayant que peu de chances d’être retenu ; les seconds ont parfois perdu le contrôle éducatif.

Pierre Jourde accuse le système éducatif

«Certaines mères nous le disent bien, poursuit la conseillère d’éducation. Quand elles partent avant six heures du matin pour aller faire le ménage dans une grande surface ou une entreprise (pour, souvent, y retourner le soir) et sont submergées par tant de soucis matériels, comment garder la disponibilité et l’énergie parentale ? D’autant plus que les règles et coutumes françaises, notamment l’interdiction des châtiments corporels, les laissent “désarmées”, en rupture avec les traditions de leurs pays d’origine…» Elle met cependant en garde contre les formules trop schématiques «d’abdication des parents» ou de «perte de tous repères», qui stigmatisent au lieu de tenter d’éclairer.
Plus pessimiste, l’écrivain Pierre Jourde, qui vient d’être couronné par le Renaudot des lycéens pour Festins secrets, publié à l’Esprit des Péninsules, accuse le système éducatif (parental et scolaire) de véritable faillite. « À partir du moment où les professeurs se sont laissés insulter, cracher dessus, on s’est enfermé dans une alternative insoluble. Ou l’adulte ne répond pas et l’écroulement des règles est entériné, ou il réagit mais en passant lui-même à l’agression. Il y a donc incapacité à trouver une juste parade. »
Selon Pierre Jourde, cette mise à mal des règles et de l’ordre, seuls garants de la socialisation, ne peut être compensée par les injections d’argent et de moyens auxquelles recourt le politique, dans les situations de crise. « Le remède contre cette surenchère du mal dont les jeunes sont d’ailleurs victimes eux-mêmes, ne réside pas dans des solutions techniques et financières à chaud. Il ne s’agit plus d’entendre et de répondre à des revendications sociales, lorsqu’on est face à des phénomènes de gangs accompagnés de gamins suivistes et manipulés. »
Un sombre constat partagé en grande partie par le cinéaste Bertrand Tavernier, qui avait posé ses caméras, en 1997, six mois durant, dans une cité de Montreuil (De l’autre côté du périph’). Il se rappelle aujourd’hui combien le travail des associations et éducateurs lui semblait peu valorisé, peu écouté.

«Dans ce langage-pulsion, il y a en germe le passage à l’acte»

« Par manque de soutien, ils sont en perte de pouvoir. Et comme les gr
andes institutions porteuses de valeurs sont aussi en déclin (du Parti communiste à l’Église), les repères s’estompent, analyse-t-il. Je ne comprends pas cette indifférence du politique, souvent tellement décalé par rapport à la réalité quotidienne des gens. »
Et d’insister aussi sur les réformes successives et inopérantes de l’éducation nationale, qui, par exemple, ignorent désespérément la formation à l’image, «alors qu’elle est omniprésente aujourd’hui et imprègne l’univers mental et culturel des jeunes…».
De tous les jeunes, sans limitation aux banlieues. Depuis treize ans dans son lycée de la région parisienne, un établissement qu’elle définit elle-même comme « défavorisé mais pas en ZEP (zone d’éducation prioritaire) », Catherine Henri enseigne le français. « J’ai eu l’occasion de changer plusieurs fois d’établissement, mais je ne le souhaite pas car mon travail est fatigant mais passionnant. »
Dans deux ouvrages récents, De Marivaux et du Loft et Un professeur sentimental (tous deux parus chez POL), elle livre, avec exigence et sensibilité, son expérience quotidienne avec des élèves, issus de 52 nationalités, souvent en grande difficulté sociale.
« Le fossé culturel entre les jeunes et les autres générations n’est pas chose nouvelle. Il ne faudrait surtout pas essayer de “fourguer” la culture classique aux élèves, mais plutôt tenter de leur montrer ce qu’elle peut leur apporter. Pour moi, leur culture, fondée sur la musique, les jeux vidéo et, massivement, la télévision la plus grand public, trahit un déficit d’imaginaire : elle manque de récit, de rêve, de personnages… Je pense réellement que cette absence de richesse imaginaire les empêche de bien se construire. Si rares sont, par exemple, les enfants auxquels leur mère lit une histoire, le soir, pour les endormir. »
La relation au langage s’en trouve également altérée. Un langage appauvri, inapte à décrypter le monde, vecteur de la seule émotion, inévitablement dans l’excès, l’invective, la surenchère. « Dans ce langage-pulsion, il y a déjà, en germe, le passage à l’acte. Émotion et émeute ont la même racine… »

«Les jeunes sont renvoyés au modèle de réussite économique»

Une des difficultés essentielles pour appréhender cette expression violente de la jeunesse et y chercher réponse, tient à l’absence de revendication sociale clairement exposée et, donc, facilement identifiable. La pauvreté, l’exclusion, le chômage, l’inhumanité des logements… sont autant de facteurs qui «bannissent» bien la banlieue, comme son nom l’indique, loin de la marche du monde.
« D’ailleurs, souligne Serge Liminiana, directeur de l’Observatoire des banlieues au bureau d’études Sorgem, les jeunes disent souvent qu’ils ne souhaitent qu’une chose : “S’en tirer pour se tirer” ! » Paradoxalement, le quartier, le territoire sont à la fois objets de répulsion et lieux de repli identitaire. Et entretiennent des phénomènes de groupes, de bandes qui en viennent à se défier les unes les autres, à se prouver qu’elles sont capables de brûler plus de voiture, de saccager davantage de lieux publics…
« Les jeunes sont sans cesse renvoyés au modèle, véhiculé par la société et, bien souvent, les médias de la réussite économique, du succès facile et de la célébrité à paillettes, et surtout de la consommation », poursuit Serge Liminiana. Un Eldorado auquel si peu ont accès qu’il entraîne une cruelle frustration chez les autres.
« L’enjeu pour les jeunes comme pour chacun d’entre nous, est de sortir de cette logique de victimisation qui se traduit par des actes de violence destructrice pour passer au registre de la construction, canalisant cette formidable énergie irriguant la banlieue », souhaite Serge Liminiana.
Mais que répondre aux élèves lorsqu’ils lancent, non sans humour, à leur conseillère principale d’éducation : « L’année dernière, avec votre grève d’un mois et demi et vos manifestations pacifistes, personne n’en a parlé et rien ne s’est passé. Dans les quartiers, on brûle des voitures, on caillasse : le gouvernement s’affole et toutes les télés filment… Qui est le plus efficace ? »
Emmanuelle GIULIANI, avec Jean-Claude RASPIENGEAS, Didier MÉREUZE et Sabine GIGNOUX

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