24.11.05

Quelles frontières pour l'espace public ?, par Thomas Ferenczi

LE MONDE | 24.11.05 | 13h55 • Mis à jour le 24.11.05 | 13h55

Le débat politique en Europe a lieu, pour l'essentiel, dans le cadre des nations, non dans celui de l'Union. Chaque pays discute de ses propres problèmes sans trop se soucier de ceux de ses voisins ni s'intéresser vraiment à l'activité des institutions européennes, qui tentent d'élaborer des solutions communes.
Les principaux acteurs de la vie démocratique — gouvernements, Parlements, partis, syndicats, médias — n'accordent qu'une attention distraite à la dimension européenne des grandes questions qui les mobilisent. En conséquence, les citoyens ne sont guère incités à regarder au-delà de leurs frontières nationales. L'opinion publique européenne n'existe pas. Est-il possible de commencer à la construire ? Peut-on envisager la création d'un espace public européen qui s'ajoute ou, à terme, se substitue aux espaces publics nationaux ?
Une première occasion s'est offerte lorsque le projet de traité constitutionnel a été soumis à ratification dans les 25 Etats membres. Elle a été manquée. En choisissant des dates et des procédures différentes, les gouvernements ont refusé l'organisation d'un débat européen. Chaque nation s'est enfermée dans ses controverses internes. Les confrontations ont été rares d'un pays à l'autre. Peu d'efforts ont été faits pour franchir les frontières.
Cependant, une autre occasion vient de se présenter : le vote du Parlement européen sur une nouvelle réglementation imposée à l'industrie chimique pour mieux protéger l'environnement et la santé publique. Il s'agit, de l'avis général, d'un des projets les plus importants élaborés par l'Union européenne. Sa démarche, selon le député français Daniel Garrigue, dans son rapport devant la délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne, "rompt, par ses ambitions et par son approche systématique, avec toutes les législations ou réglementations nationales aujourd'hui en vigueur".
Voilà donc un texte qui modifiera en profondeur, s'il est adopté par le conseil des ministres après son approbation par le Parlement, le marché européen des produits chimiques. Il continue de faire l'objet d'une rude bataille entre les multiples groupes de pression — patronat, syndicats, associations — et d'une âpre négociation entre les divers pouvoirs — gouvernements, Parlement, Commission. Sa discussion met en jeu les grandes orientations politiques de l'Europe et oppose, d'une manière presque exemplaire, une droite plus attentive aux demandes des industriels à une gauche plus sensible à celles des écologistes. La longue discussion suscitée par le projet est ainsi apparue comme l'ébauche d'un vrai débat européen, engageant l'avenir des peuples du continent.
Dommage que le gouvernement et les partis politiques en France ne se soient pas approprié ce débat pour commencer à donner naissance à cet espace public européen qui seul pourra réduire le déficit démocratique de l'Europe, si souvent dénoncé. Certes des lobbies français ont pris part activement, du côté des industriels comme du côté des écologistes, aux intenses tractations qui ont accompagné l'élaboration du texte. Mais celles-ci ont eu lieu dans le cercle restreint des institutions européennes. Les opinions publiques n'y ont pas été associées. L'espace public s'est limité aux enceintes de Bruxelles et de Strasbourg.
Prochaine occasion : la directive sur la libéralisation des services, qui a déchaîné les passions pendant la campagne du référendum. Il faut espérer que, cette fois, la controverse ne sera pas seulement franco-française.

THOMAS FERENCZI
Article paru dans l'édition du 25.11.05

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